
Université Artois
RÉSUMÉ
Le troisième tome des Histoires prodigieuses marque un tournant dans la série ; contrairement à ses prédécesseurs, Boaistuau et Tesserant, Belleforest est un partisan de la chasse aux sorcières mais aussi un adversaire des suppôts de Satan que sont à ses yeux les huguenots. Aussi met-il les prodiges au service du combat de l’Église contre l’hérésie en accordant une place majeure aux affaires de possession démoniaque devenue arme de propagande de la Contre-réforme. Cette dimension polémique s’accompagne d’une réflexion sur les pouvoirs des démons : contrairement à un Le Loyer, auteur en 1586 des IIII livres des spectres, qui nourrira le 6e volume des Histoires prodigieuses de 1598, et dont il fut proche, Belleforest propose dans ses récits une démonologie entièrement au service de l’orthodoxie catholique. Il favorise ainsi le rapprochement de l’Histoire prodigieuse et de l’Histoire tragique, le prodige, comme le crime monstrueux, devenant les signes « fantastiques » du pouvoir du diable, et invente la forme nouvelle et dynamique du « récit militant ».
MOTS-CLÉS – démonologie, possession démoniaque, prodige, hérésie, Contre-réforme, propagande, récit édifiant
SUMMARY
The third volume of Histoires prodigieuses marks a turning point in the series; unlike his predecessors, Boaistuau and Tesserant, Belleforest is a supporter of the witch hunt and an opponent of Satan’s agents, the Huguenots. Thus he put prodigies at the service of the catholic fight against heresy by giving a major place to the affairs of demonic possession, which has become a propaganda weapon of the Counter-Reformation. This controversial dimension is accompanied by a reflection on the demons’ powers: unlike Le Loyer, author in 1586 of IIII livres des spectres, which will feed the 6th volume of Histoires prodigieuses (1598), and whom he was close, Belleforest offers in his stories a demonology entirely at the service of Catholic orthodoxy. He thus favors the rapprochement of Histoires prodigieuses and Histoires tragiques, the prodigy, like the monstrous crime, becoming the “fantastic” signs of the power of the devil, and he invents the new and dynamic form of the “militant story”.
KEYWORDS — demonology, demonic possession, prodigy, heresy, Counter-Reformation, propaganda, edifying narrative
Dans la série des Histoires prodigieuses Belleforest rompt avec ses prédécesseurs : ses récits s’inscrivent désormais en effet ouvertement dans l’actualité, et il endosse, comme l’écrit Michel Simonin, « l’habit sévère du prédicateur »[1] pour défendre le catholicisme ; si l’on pouvait s’interroger sur l’orthodoxie d’un Boiastuau, cette fois-ci le doute n’est plus permis : dans le contexte des guerres de Religion, c’est la « peste contagieuse semée avec la doctrine de Luther »[2] qui fait se multiplier les prodiges, signes de la colère de Dieu, et avertissements pour revenir à la vraie foi. La dédicace à Jean Vuillemin le proclame : au temps plus « monstrueux que naturel » ne peut répondre qu’un « recueil monstrueux »[3].
Dans l’édition de 1571[4], celle où l’on trouve pour la première fois le nom de Belleforest avec « dix histoires prodigieuses adjoustées aux précédentes », l’« Histoire advenuë au païs de Laonnais l’an 1565 d’un merveilleux et effroyable saisissement de corps de femme par le malin esprit » occupe la première place. Cette célèbre affaire, où se manifeste ouvertement l’instrumentalisation par l’Église catholique de la possession démoniaque comme arme de combat contre les huguenots – puisque seule l’hostie consacrée permet de chasser les diables[5], – est présentée comme « l’histoire la plus admirable de nostre siècle »[6]. En un mot, même si la possession de Nicole Obry se retrouve à la douzième place dans le volume de 1575[7], qui contient désormais dix-sept récits, le 3e tome des Histoires prodigieuses est bien placé sous la même « univocité implacable » du discours, la même « radicalisation idéologique »[8] qu’avait constatées Jean-Claude Arnould pour la continuation des Histoires tragiques.
Le genre de l’Histoire prodigieuse devient donc ouvertement militant : les phénomènes surnaturels s’inscrivent dans la perspective eschatologique du combat entre les catholiques et les protestants, assimilés à des suppôts de Satan au même titre que les sorciers, dans un monde menacé de toutes parts par des forces démoniaques. Contrairement à un Boaistuau, qui ne voyait dans les sorcières que de « pauvres femmes », « seduittes par les illusions fantastiques de Sathan[9] », Belleforest affirme avec force, qu’on ne saurait « nier, sans refuser foy aux saincts escrits, que les Diables ne se communiquent, et ne facent de grandes choses par le moyen et ministere des sorciers, Necromants et enchanteurs »[10]. L’auteur se situe ainsi du côté des partisans de la chasse aux sorcières, ce qui le rapproche de Pierre Le Loyer, auteur en 1586 des IIII livres des spectres ou apparitions et visions d’esprits, anges et demons se monstrans sensiblement aux hommes[11], dont les récits nourriront le 6e volume, anonyme, des Histoires prodigieuses paru en 1598. Belleforest se présente donc comme un spécialiste du pouvoir des démons et prend clairement position dans un certain nombre de débats qui agitent les démonologues de son temps. Enfin, si les Histoires prodigieuses sont placées dès l’origine sous l’égide du diable – on se souviendra que le premier chapitre de Boaistuau a pour titre « prodiges de Sathan » –, c’est avec Belleforest que l’ennemi du genre humain entame sa migration dans le genre des Histoires tragiques, jusqu’à en devenir un acteur majeur.
Lors du colloque sur Boaistuau à Nantes[12], j’avais pu montrer que le premier auteur des Histoires prodigieuses n’accordait au diable qu’une fonction limitée dans les prodiges, celui de serviteur des desseins de Dieu. Chez le premier continuateur, Claude de Tesserant, on assiste même à un refus de reconnaître à l’ennemi du genre humain le moindre pouvoir dans le temps présent :
Nous devons rendre grâce à Dieu […] d’autant qu’il nous a fait naistre en un siecle auquel il nous a donné par sa grace une cognoissance telle de sa verité et de la pureté de son Evangile que nous avons aprins à mespriser tels mauvais Demons et n’avons point ouy dire que telles folles histoires puissent estre leuës de nous par nostre prosperité, ne aucune exemple passé de nostre temps[13].
En un mot, le diable a été chassé par le retour au texte de l’Évangile, et les « Histoires diverses des mauvais esprits », rapportées par Tesserant et dont il ne peut affirmer qu’elles soient « dignes de foi », ne proviennent que de l’Antiquité ou du Moyen Âge. Pour ceux qui s’intéresseraient néanmoins à un tel sujet, il renvoie avec une certaine désinvolture à la traduction parue en 1567 du De praestigiis daemonum (1563) du médecin Jean Wier : « ceux qui prendront plaisir à lire les livres des prestiges des Demons mis depuis peu de temps en François par Monsieur Grevin, pourront y trouver dequoy assez estre contens »[14].
On rappellera que Wier, qui accordait pourtant d’authentiques pouvoirs aux magiciens invoquant les démons, ne voyait dans les sorcières, comme Boaistuau, que de pauvres vieilles s’accusant de crimes imaginaires, et interprétait les possessions démoniaques, en particulier dans les couvents de femmes, comme des manifestations d’hystérie.
Avec Belleforest, cette incrédulité n’est plus de mise. Annonçant la violente « refutation des opinions de Jean Wier » qui conclut la Démonomanie des sorciers (1580) de Jean Bodin[15], l’auteur jette l’anathème sur ce « philosophe qui a écrit un livre de l’Imposture des diables, qu’il deut avoir inscrit ses propres impostures » : ne refuse-t-il pas de faire un signe de croix sur les possédées, « ce signe, duquel comme heretique il est adversaire » ? Il est donc « pire que le diable »[16] !
Les opposants à la possession sont des suppôts de Satan, « athéistes » ou « naturalistes »[17] mais aussi et surtout calvinistes : les discours des démons de Laon « contre la Chandeleur ou la purification de la Vierge Marie » ne correspondent-ils pas à « tout ce que les Huguenots gazoüillent contre noz sainctes façons de servir Dieu et ses saincts »[18] ?
Le diable, à la fois « ange persécuteur »[19] et « executeur de la vengeance divine »[20], n’a donc jamais été aussi actif que dans le temps présent : « Estranges et effroyables apparitions du malin esprit tant jadis que maintenant en plusieurs endroicts de la terre »[21], écrit Belleforest, qui ajoute aux œuvres de ses prédécesseurs des « exemples » « ou qu’ils ont oublié, ou qui n’estoient advenuz encor’ du temps qu’ils escrivoient leurs gentils, et doctes volumes »[22].
Et de fait, les « exemples » choisis par Belleforest pour illustrer les prodiges suivent souvent un ordre chronologique, chaque chapitre s’achevant sur les événements les plus récents, avec des dates précises, comme 1571 ou 1575. Ils sont donc contemporains de ce monde à l’envers engendré par l’essor de la Réforme en Allemagne, puis en France :
Dieu a permis que la discorde civile nous ayt separez les uns des autres, et ayt causé que la charité ancienne qui nous unissoit, se refroidissant, le pere a poursuivy son fils à mort, l’enfant n’a point respecté celuy qui l’a engendré, et l’ennemi de l’homme a esté son propre domestique, venants à telle mescognoissance que le nom Royal ait esté à mespris, et la pieté, et justice presque du tout aneanties[23].
Autrement dit, en dénonçant l’action du diable dans le monde, Belleforest vise avant tout à diaboliser l’adversaire ; les Histoires prodigieuses deviennent progressivement des instruments de propagande au service de la Contre-Réforme, comme l’atteste encore le fait que le 5e volume soit la traduction par Belleforest du Traité des monstres d’Arnauld Sorbin, évêque de Nevers et vigoureux partisan des massacres de la Saint-Barthélemy. Quant à l’ultime continuateur des Histoires prodigieuses de 1598, il intitule, sans surprise, son ultime chapitre, « Histoires de divers demoniacles de nostre temps »[24], et écrit :
La première histoire de ce livre a esté rapportée, pour faire veoir par exemple, comment le Diable au grand mespris du Createur, se servoit du corps de la creature humaine, pour exercer sur elle sa cruelle tyrannie en ce monde, et en l’autre la detenir aux mesmes abysmes auxquels il est confiné à perpetuité. Reste pour mettre fin à cest œuvre, de faire veoir par autres exemples, comment Dieu à l’opposite se sert de luy-mesme, pour manifester sa puissance[25].
Satan présiderait donc d’un bout à l’autre la série des Histoires prodigieuses. Assis sur son trône à Calicut, en Inde, dans la célèbre gravure inaugurale, il n’était chez Boaistuau qu’une menace lointaine ; mais s’il est maintenant tout proche, c’est pour mieux annoncer le triomphe du vrai Dieu sur l’hérésie satanique. Comme le proclame Belleforest à propos de la possession de Nicole Obry, les prodiges sont désormais là « pour nostre doctrine »[26].
Tout en mettant le diable au service d’un combat contre les Réformés, Belleforest construit un discours sur les démons, autrement dit une démonologie qui, quoique nourrie de multiples hypothèses souvent contradictoires, lui permet de circonscrire la catégorie du surnaturel démoniaque ; comme l’avait déjà remarqué Jean Céard, à propos de la définition du « prodige », « la pensée de Belleforest n’est pas dénuée de rigueur et de cohérence »[27]. Ainsi à la différence de Boaistuau qui n’hésitait pas à envisager à la fois des causes naturelles ou surnaturelles sans vraiment trancher, Belleforest réserve l’appellation de prodige à ce qui exclut l’explication naturelle ; dès lors, le prodige peut redevenir « présage », c’est-à-dire, signe envoyé par Dieu. Parmi ces signes, dans une période qui connaît une intense chasse aux sorcières et des possessions spectaculaires, les manifestations du diable occupent la première place.
Belleforest est ainsi proche d’un des plus grands démonologues de la fin du XVIe siècle, Pierre Le Loyer, auteur en 1586 des IIII livres des spectres, mais aussi en 1576 d’un recueil poétique, l’Erotopegnie ou passetemps d’amour (1576), où se trouve un sonnet dédié à Belleforest :
Ce n’est, BELLE-FOREST, sans raison qu’on estime
Le nom estre des maux et des biens le devin.
[…]
Ainsi, BELLE-FOREST, tes ouvrages divers,
Tissus de beau langage et de sçavoir couvers,
Pour leur divers sujet t’illustrent davantage[28].
« Deux sonnets de Monsieur de Belleforest, Gentilhomme Comingeois, en faveur du seigneur Le Loyer », appelé joliment l’« Orphée Angevin », figurent par ailleurs dans les pièces liminaires du recueil.
La proximité de ces deux hommes de lettres, l’un et l’autre polygraphes dotés d’une culture encyclopédique et tous deux catholiques, se lit dans les analogies que l’on peut trouver entre la comédie du Muet insensé de Le Loyer (1576) et l’Histoire tragique XXXII de Belleforest sur « L’escolier de Bologne »[29] : dans les deux cas, un jeune homme fait appel au service d’un magicien invocateur de démons pour séduire une jeune fille ; dans les deux cas, le jeune imprudent est saisi d’une telle peur, qu’il en meurt chez Belleforest, en croyant saisir un mort qui se révèle vivant, et devient muet chez Le Loyer. Mais l’analogie s’arrête là ; tandis que dans la comédie un anneau magique entraîne la jeune Marguerite à suivre aveuglément son amant, Belleforest refuse que le diable puisse agir sans son consentement sur l’être humain :
Voyez la folie de ce miserable, qui croit que le diable ait puissance de forcer la volonté d’une femme, qui sera affermie au desir de garder sa chasteté. Je confesse que les malins esprits ont quelque puissance d’operer de merveilleux effects et de nous offusquer les sens par terribles illusions : mais en tant que Dieu le permet comme se list des enchanteurs d’Egypte ; mais que le bon Dieu permette que ce meurtrier des ames puisse esbranler (quelque invocation que l’on fasse) l’esprit d’homme ou femme, que de celuy qui franchement se presente à pecher, je ne sauray y entendre[30].
Belleforest se lance néanmoins dans une violente diatribe contre ceux qui ont recours aux démons pour s’enrichir ou obtenir les bonnes grâces d’une dame – c’est là « impieté et idolatrie »[31] – ce qui surprend d’autant plus… qu’il n’y a pas de démons : cette histoire tragique, adaptée d’une nouvelle de Bandello[32], est le récit d’une farce macabre organisée par un seigneur Simon[33], qui cherche à se moquer d’un pauvre « sot » en prétendant qu’il lui faudra arracher les dents et les ongles d’un mort dans un cimetière la nuit pour que son vœu soit exaucé. Belleforest se moque de la crédulité du personnage : « Quelle simplicité d’homme, ne pouvoir sentir le peu de goust qui est en telles frenesies, lesquelles sont aussi aisées à descouvrir comme la mensonge és fables et bourdes que les vieilles de village racomptent le soir auprès du feu, en fillant leur quenoille »[34].
Notre auteur ne croit donc pas aux enchantements, mais avoir recours aux diables est en soi un péché mortel comme l’atteste l’oraison funèbre qui conclut l’histoire : « Telles fins eurent donc les amours de ce povre escolier, et tel le payement pour avoir voulu gagner la volonté d’une Dame par le ministere des diables ».
Il en est tout autrement chez Pierre Le Loyer ; certes, il s’agit d’une comédie, qui se termine comme il se doit par un mariage, mais le diable y est un véritable personnage, « une personne muette », qui maltraite le jeune homme sorti de son cercle magique, et c’est l’invocation des démons aériens qui permet au « Muet insensé » d’être guéri. Signe de la fascination de Le Loyer pour les prodiges diaboliques, la pièce comporte un long exposé de huit pages[35] par le magicien – double du futur démonologue – sur les « six sortes de diables » hérités de l’Antiquité : les démons du feu, de l’air, de la terre et de la mer, puis souterrains, et enfin ceux qui tuent par leur souffle.
On retrouve chez Belleforest le même souci didactique dans les « Estranges et effroyables apparitions du malin esprit tant jadis que maintenant en plusieurs endroicts de la terre »[36], où il examine les différentes conceptions des démons dans les textes antiques et patristiques, mais aussi contemporains – il cite longuement l’Hymne des Démons de Ronsard –, pour répondre à la question de la corporéité du diable, et donc à sa capacité à engendrer. La réponse tient dans la seule autorité qu’il reconnaisse, celle de l’Église :
Et ne nous faut point tourmenter sur ce que les demons sont incorporels, ainsi que vrayement le tient la doctrine des Chrestiens, veu que, Dieu le voulant ainsy, ils se rendent sensibles, et visibles, par le moyen des corps empruntez, ou formez en l’air, ou en esblouïssant les sens des humains […][37].
Aussi, écrit-il, « personne ne me fera croire que le diable puisse engendrer, quoy que par apparence il semble ou abuser d’une femme, ou souffrir l’assaut infame d’un homme »[38]. Loin des élucubrations savantes de Le Loyer, nourri de références antiques, il réfute même la division traditionnelle des démons :
Je ne veux icy me broüiller en la distinction des Platoniques touchant la difference des demons qui se saisissent ainsi des corps humains, en tant que pour le present je n’ay affaire s’ils sont terriens ou aquees, ou souterrains, puisqu’il appert que ce sont esprits ennemys de l’homme en ce qu’ils le privent de l’usage de la raison, qui est la marque principale de l’excellence de l’homme[39].
En un mot, si Belleforest croit aux pouvoirs des diables et à leur action dans le monde, cela reste dans le cadre d’une stricte orthodoxie et même, pourrait-on dire, dans les limites de la rationalité ; les démons ne s’amusent pas à faire des charmes amoureux – les histoires de sorcellerie sont d’ailleurs quasiment absentes chez Belleforest – mais à envoyer des signes divins pour manifester la colère divine et soutenir les croyants dans leur foi.
Dans la dernière Histoire prodigieuse, « Diverses apparitions d’esprits aux hommes et si on doit croire que il soit possible que les hommes voyent les esprits »[40], Belleforest rapporte néanmoins un étrange événement :
Car le propre jour que feu nostre pere mourut, comme je ne sceusse rien de sa maladie, et moins de sa mort le propre jour de la feste de Nostre Dame de Septembre, la nuit estant en un jardin sur les onze heures de nuit avec mes compagnons, j’allay pour esbranler un poirier, où je ne fus pas si tost escarté seul, que je voy devant moy la propre figure de mon pere tout blanc en couleur, mais d’une grandeur excedant la proportion naturelle, laquelle representation s’approchant de moy pour m’embrasser, je mescriay si haut, que mes compagnons soudain y accoururent, et la vision s’esvanoüissant, je leur racompté ce qui m’estoit advenu, et leur dy que pour vray, c’estoit mon pere. Nostre paedagogue adverty de ce fait s’asseura de la mort, laquelle pour vray advint sur l’heure mesme que cette figure m’apparut[41].
De façon encore une fois conforme à la doxa catholique, il propose différentes hypothèses ; soit il s’agit de l’âme même de son père, apparition provoquée par une mystérieuse « sympathie de cœurs » entre parents et amis, soit ce sont les « Anges » ont créé cette image ; en revanche, il exclut l’apparition diabolique : « je ne sçauray me persuader que ce soit des malins esprits » ; cette dénégation ne dissimule cependant pas complètement l’inquiétude qui sera celle d’Hamlet s’interrogeant sur la nature peut-être infernale du spectre de son père.
La rigueur de Belleforest le distingue donc de Le Loyer qui, dans ses IIII livres des spectres, propose une véritable somme d’histoires surnaturelles mais aussi d’hypothèses en tout genre afin de constituer ce qu’il nomme une « science des spectres ». Cet ouvrage encyclopédique est, quoi qu’en dise l’auteur, proche de l’esprit de Boaistuau, par l’émerveillement face au nombre et à la variété des prodiges. Certes, Le Loyer s’inscrit aussi dans le mouvement de défense du catholicisme mais il a surtout diffusé largement des récits dont lui-même n’assurait pas la véracité, et qui ont fini par trouver leur place dans les Histoires prodigieuses.
Dans le 6e livre de 1598, paru donc près de quinze ans après la mort de Belleforest, l’auteur anonyme, après avoir évoqué les prodiges du diable chez Boaistuau, Tesserant et Belleforest[42], cite longuement et textuellement Le Loyer, qui apparaît dès lors comme un auteur à part entière de la série :
Je m’asseure, que si aucun de tous ces autheurs eust leu ce qu’en rapporte Monsieur le Loyer en son Second livre des Spectres, chapitre troisiesme il n’auroit manqué de l’inserer en son œuvre je vous feray part d’un des exemples qu’il recite qui me semble plein de merveille et convenable à ce discours : voyci ces propres termes[43].
Le Loyer a en effet, par rapport à ses prédécesseurs, beaucoup insisté sur le fait que les diables pouvaient emprunter le corps d’un cadavre pour lui redonner faussement une apparence de vie. Outre les exemples tirés de son temps – dans la possession de Nicole Obry, le diable Balthazo[44] se serait emparé du corps d’un pendu –, il a repris les récits du Livre des merveilles de Phlégon de Tralles, et en particulier l’extraordinaire histoire de Philinion et Machates qui constitue le premier chapitre de ce 6e tome des Histoires prodigieuses, reprise de Le Loyer : « Merveilleuse histoire d’un cadaver d’une fille duquel le diable se servit pour exercer luxure avec un jeune homme ». Dans le second chapitre, « Spectres apparus en public, et mors predisans les choses à venir », se trouvent là encore « deux histoires rapportées par ledict Sieur Loyer de la boutique du mesme Phlegon »[45], dont celle de la tête d’un enfant hermaphrodite, dont le corps a été dévoré par le spectre de son père, et qui fait des prophéties.
Les Histoires prodigieuses étant une vaste compilation de textes anciens ou contemporains, qu’un ouvrage de démonologie fournisse des histoires et des arguments nouveaux n’est pas étonnant. En revanche, il est clair que cela contribue à la fois à la diabolisation du genre et à son caractère de plus en plus « fantastique », dans le sens moderne du terme[46]. En effet, dans son avis Aux Lecteurs, l’auteur anonyme donne d’abord une définition restrictive du prodige : à la fois ce qui est excédent – « prodigue » dans la nature – et présage ; aussi ni les monstres, ni les illusions diaboliques, et moins encore « les accidens de fortune advenus aux hommes » ne sont prodigieux, puisqu’ils n’annoncent rien. Il décide néanmoins d’« estendre et amplifier la signification de ce mot », plutôt que de « frustrer le lecteur de l’honneste deduict qu’il pourroit prendre à la lecture de ces histoires » ; aussi « prodigieuses » signifie-t-il « non ordinaires »[47].
Cette définition étendue invite à un rapprochement entre Histoires tragiques et prodigieuses : la troisième histoire est ainsi consacrée à ce brigand d’Allemagne qui non seulement tua près de mille personnes, mais étrangla ses nouveau-nés, pour ensuite les regarder danser dans le vent : « Ceste histoire, à vray dire, est plustost tragique et ne debvroit estre mise au rang des histoires prodigieuses, aussi peu que plusieurs autres sur le subject de cruauté recitees au premier livre »[48]. L’auteur justifie néanmoins son choix par un double argument :
premierement vous voyez combien l’ennemi de nature a sceu gaigner sur ce miserable lui faisant trouver goust à repandre le sang humain, ce qui est evidemment contraire à la nature non corrompue, le persuadant d’employer ses jours que Dieu lui a donné pour meriter en brigandage et volerie, ce que la loy de nature nous defend[49].
Autrement dit, le monstre humain agit à l’initiative du diable, ce qui le place hors des bornes de la nature : l’histoire « tragique » devient dès lors « prodigieuse ».
Comment ne pas penser à la célèbre Histoire tragique de Belleforest (hist. IX) « De la lubricité de Pandore, et cruauté d’icelle contre le propre fruict de son ventre […] », dans laquelle abondent les références au diable et à la sorcellerie ; pour conserver son amant, Pandore envoie sa servante chercher auprès des « furies et diablesses infernales au val camonique certaines herbes cueillies à la lune estant pallissantes »[50], sans aucun effet, puisque la magie d’amour est inefficace, mais c’est là le premier signe du caractère infernal de l’héroïne : devenue « mère diable », elle déchire son enfant en deux en riant « à gorge deployée » avant de lui « mâcher » le cœur ; le nouveau-né non baptisé est ensuite « immolé au diable » par le « diable incarné »[51] qu’est sa mère.
Le rapprochement entre Histoire tragique et Histoire prodigieuse passe ainsi par le diable, mais aussi par le fait que la narration l’emporte désormais sur les spéculations sur l’origine des prodiges, devenues inutiles. L’auteur du 6e volume des Histoires prodigieuses, écrit ainsi que ces récits sont destinés à « apporter quelque honneste recreation à ceux qui sont lassez d’avoir long temps tenu leurs esprits tendus aux hautes sciences »[52]. Certes, écrit-il, ils visent aussi à « l’utilité du public », et c’est pourquoi il a « recherché les causes et raisons naturelles de plusieurs choses particulières », mais, ajoute-t-il, « les reduisant toutesfois toute à une Surnaturelle, qui est Dieu tout puissant, afin d’exciter un chacun à le louer et magnifier par dessus tout », dans la soumission à la « determination de nostre saincte mère l’Eglise »[53].
Dans le prolongement de Belleforest, le monde est désormais binaire ; d’un côté ce qui relève de la nature, de l’autre ce qui est surnaturel, et qui ne peut provenir que de Dieu ou du diable. Or, entre temps, la démonologie avait diabolisé tout ce qui échappait à l’explication naturelle, à l’exception des miracles qu’on ne pouvait attribuer qu’à Dieu. Cette simplification permet à la fois l’acceptation des histoires les plus invraisemblables – comme celle de jeunes femmes séduisantes qui se révèlent être des charognes – et le lien avec la conception traditionnelle de Satan : le tentateur qui mène l’homme à sa perte en lui faisant commettre les plus grands crimes.
Le troisième tome des Histoires prodigieuses écrit par Belleforest conduit ainsi, peut-être davantage encore que ses Histoires tragiques, aux fameuses Histoires mémorables et tragiques de ce temps de François de Rosset (1613) où le diable, comme on le sait, joue un rôle de premier plan ; or, cette omniprésence satanique dans un ouvrage paru trois décennies après la mort de Belleforest ne s’explique pas seulement par les grandes affaires de sorcellerie, comme celle du prêtre-sorcier Gaufridy à Aix en 1611, ou de l’importance des canards qui diffusent désormais à tout vent des histoires relevant du surnaturel démoniaque, mais aussi et surtout parce que le recueil de Rosset appartient comme l’œuvre de Belleforest à l’entreprise de reconquête de la Contre-Réforme[54].
L’assimilation des ennemis de l’Église, huguenots ou « athéistes », à des suppôts de Satan, et une conception du surnaturel démoniaque comme manifestation de la colère de Dieu dans des temps eschatologiques – ce que l’on peut aussi retrouver dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné – ont transformé le prodige, comme le crime monstrueux, en signes univoques, assurant la rencontre des deux genres dans les mêmes discours édifiants de mise en garde contre les pouvoirs de Satan. D’une certaine façon, c’est en attribuant aux Histoires une finalité militante, que Belleforest en a renouvelé et la forme et la force.
Bandello Matteo, Novelle/Nouvelles, tome IV, éd. bilingue, dir. Charles Fiorato Adelin et Alain Godard, Paris, les Belles lettres, 2016
Belleforest François de, Histoires tragiques, Lyon, Estienne Plessis, 1579, tome second
Belleforest François de, Le Second Tome des Histoires tragiques, Paris, Vefve Guillaume Cavellat, 1597
Boaistuau Pierre de, Histoires prodigieuses (éd. de 1561), éd. Stephen Bamforth et Jean Céard, Genève, Droz, 2010
Boaistuau Pierre de, Belleforest François de, Histoires tragiques, tome premier, Lyon, Pierre Rigaud, 1566
Boaistuau Pierre de, Tesserant Claude de, Belleforest François de, Histoires prodigieuses, extraites de plusieurs fameux autheurs, grecs et latins, sacrez et prophanes divisees en deux tomes. Le premier mis en lumiere par Pierre Boaistuau [...] Le second par Cl. de Tesserant, et augmenté de dix histoires par F. de Belle-forest, Paris, Jean de Bordeaux, 1571
Boaistuau Pierre de, Tesserant Claude de, Belleforest François de, Histoires prodigieuses […], Paris, vefve Guillaume Cavellat, 1597-1598
Boaistuau Pierre de, Tesserant Claude de, Belleforest François de, Histoires prodigieuses et memorables […], Lyon, Jean Pillehotte, 1598
Bodin Jean, De la démonomanie des sorciers, édité par Virginia Krause, Eric MacPhail, Christian Martin, avec Nathaniel P. Desrosiers, Nora Martin Peterson, Genève, Droz, Travaux d’Humanisme et Renaissance, 2016
Boulaese Jean, Le Thresor et entiere histoire de la triomphante victoire du corps de Dieu sur l’esprit maling Beelzebub, obtenuë à Laon l’an mil cinq cens soixante six, Paris, Nicolas Chesneau, 1578
Le Loyer Pierre, Erotopegnie, ou Passe-temps d’amour. Ensemble une Comédie du muet insensé, Paris, Abel L’Angelier, 1576
Le Loyer Pierre, IIII livres des spectres ou apparitions et visions d’esprits, anges et demons se monstrans sensiblement aux hommes, Angers, Georges Nepveu, 1586
Arnould, Jean-Claude, « De Pierre Boaistuau à François de Belleforest. La rupture de la Continuation », RHR, 2011, no 73, Les Histoires tragiques, p. 73-87
Céard, Jean, La Nature et les prodiges. L’insolite au XVIe, Genève, Droz, 1996
Closson, Marianne, L’Imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature fantastique, Genève, Droz, 2000
Closson, Marianne, « Les ‘âmes endiablées’ dans les Histoires tragiques de François de Rosset », in Le Roman au temps d’Henri IV et de Marie de Médicis, dir. Frank Greiner, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 255-272
Closson, Marianne, « Pouvoirs de Satan dans l’œuvre de Boaistuau », colloque Pierre Boaistuau, ou le génie des formes, organisé par Bruno Méniel et Nathalie Grande, Nantes, 22-24 juin 2017
Simonin, Michel, Vivre de sa plume au XVIe siècle ou la carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992

