Quoicoubeh : piège ou pied de nez ?
https://orcid.org/0000-0003-0887-8128
Université de Lausanne
associée LIIDLEM (Université Grenoble-Alpes)
camille.vorger@unil.ch
RÉSUMÉ
Cet article vise à explorer les origines et les enjeux sociolinguistiques de la création lexicale « Quoicoubeh » qui a émergé en 2023, diffusée sur TikTok avant d’être massivement reprise dans les cours d’école, devenant un mot-emblème pour une génération. Au fil de cette contribution, nous mettons au jour l’origine du mot, en lien avec une langue-culture africaine, ainsi que le scénario conversationnel dans lequel il s’inscrit, qui n’est pas sans lien avec les formes d’oralité ludique (comptines, jeux de mains) reposant notamment sur l’anadiplose.
Nous analysons en outre les représentations véhiculées par ce terme en interrogeant sa perception par les adultes (enquête destinée à des parents et enseignants) ainsi que quelques-unes de ses occurrences dans les médias francophones (corpus d’articles de presse) pour en arriver, au-delà du simple jeu de langage, à une lecture psychanalytique de cette création comme un mot-miroir voire un mot d’esprit selon la terminologie freudienne.
MOTS-CLÉS – Créativité lexicale, néologisme, langage des jeunes, jeux de mots, mot-emblème
Quoicoubeh, Trap or Mockery?
SUMMARY
The aim of this article is to explore the origins and sociolinguistic issues about the lexical creation of ‘Quoicoubeh’, which emerged in 2023, born on TikTok before being massively adopted in schoolyards, as a young people's buzzword. We bring to light the origin of the word, linked to an African language-culture, as well as the conversational scenario in which it is employed, which is not unrelated to forms of playful orality (nursery rhymes, hand games) based in particular on anadiplosis. We analyse the representations conveyed by this word, questioning how adults perceive it (survey aimed at parents and teachers), as well as some of its occurrences in the French-language media (press articles) leading to a psychoanalytical reading of this creation as a reflection-word or even a mot d’esprit in Freudian terminology.
KEYWORDS – Lexical creativity, neologism, youth language, wordplay, buzzword
« C’est dans le langage (in der Sprache)
que les gens s’accordent.
Il ne s’agit pas d’un accord d’opinion,
mais de forme de vie »
(Wittgenstein, 2005)
En 2023, le mot « Quoicoubeh » a fleuri sur toutes les lèvres, de la cour d’école à celle du lycée, en passant par le collège. Si de nombreuses réinterprétations ont été formulées à la faveur d’étymologies populaires, notre propos vise à en retracer l’origine et le cheminement, avant d’analyser les représentations qu’il véhicule. Dans cette perspective, nous nous appuierons sur une enquête menée auprès de parents d’élèves d’une école élémentaire française, ainsi qu’un questionnaire adressé à Bernard Cerquiglini afin d’envisager l’éligibilité de ce néologisme pour la nouvelle édition du dictionnaire Larousse, puis nous nous intéresserons aux discours de presse ayant foisonné sur le sujet, dans toute la francophonie, avant d’en formuler une interprétation ciblée sur la ludicité inhérente à une telle création. En quoi relève-t-elle d’un « jeu de langage » au sens où l’entend Wittgenstein[1] (1992 : 56), illustrant notamment l’anadiplose, figure nodale des comptines ? Dans quelle mesure témoigne-t-elle d’une création plurilingue issue d’une matrice externe à dominante phonologique (Pruvost, Sablayrolles, 2003) ? Si, selon Bernard Cerquiglini, cette forme ne relève que d’un simple jeu en l’absence de matrice externe identifiée – à rapprocher selon lui de « Comment vas-tu ? Yau de poêle » (repéré dès 1856 dans la presse) – nos recherches ont mis au jour que Kouakou correspond en réalité à un prénom en Côte d’Ivoire, dont le Tiktokeur qui l’a diffusé (fig. 1) est originaire, prénom qui a donné lieu à une revue parue en Afrique dans les années 80 en vue de promouvoir la lecture. Trace d’une « langue d’héritage » (Gadet, 2017), ce mot est d’ailleurs associé à une prononciation qui semble importer dans le jeu institué, souvent assimilé à une façon de piéger l’interlocuteur·rice, bien qu’il ne se présente guère comme une remise en cause de la règle de bienséance (Sourdot, 2004). Que nous dit cette interprétation de la façon de percevoir ledit langage des jeunes comme un défi, un pied de nez, voire une menace ? En quoi cette formule est-elle innovatrice et révélatrice d’une dynamique créative axée sur la ludicité ? Quel est le devenir d’une telle création lexicale potentiellement emblématique des socialisations adolescentes ? Après avoir exposé notre approche exploratoire en développant le contexte d’apparition de ce mot et ses origines, ainsi que le procédé lexicogénique dont il est issu, nous nous intéresserons à sa réception en présentant les résultats de notre enquête, puis nous analyserons ses enjeux en termes sociolinguistiques et stylistiques.
1. Exploration des origines et émergence du mot dans la presse
1.1. Méthodologie
Dans la perspective de cette contribution, nous avons employé trois méthodes complémentaires : une double enquête – questions adressées à un expert, d’une part, et questionnaire en ligne destiné à des locuteurs·rices d’autre part (parents d’élèves et personnel enseignant/de direction) – visant à analyser les représentations véhiculées par ce mot, associée à l’étude d’un corpus d’articles de presses donnant la parole à des spécialistes au sein de revues de vulgarisation, choisies notamment pour leur représentativité au sein de la francophonie (France, Suisse, Québec). En effet, la diffusion rapide et massive de ce mot dans cet espace nous questionne. Quant à notre questionnaire destiné aux parents d’élèves, notons que la présentation des résultats obtenus vise une analyse qualitative plus que quantitative, au vu du nombre limité de réponses. Elle nous offrira néanmoins un aperçu de la réception et de la perception de ce mot au sein d’une école française.
1.2. Contexte d’apparition
Le mot est né sur les réseaux sociaux, résultant plus précisément d’une invention, en décembre 22, de Camsko la vache sur TikTok[2]. Intégré à plusieurs vidéos, le terme est accompagné d’une danse et en passe de devenir un verbe, au sens grammatical de ce terme : « On ne quoicoubeh plus ? » (fig. 1). Que nous dit ce « verbe » du parler des adolescents ? En quoi est-il emblématique du rôle des réseaux sociaux dans l’évolution du langage ? Quid de la place des « langues d’héritage » dans cette créativité ?
Selon Marie Treps, dans l’article de Sciences et vie[3], « “Quoicoubeh” est [… ] révélateur dela place immense que jouent les réseaux sociaux dans la vie des jeunes. Sans eux, ce néologisme n’aurait jamais eu un tel succès. Qui sait, on n’en aurait peut-être même jamais entendu parler. » D’après cette linguiste et sémiologue, qui plus est autrice du Dictionnaire des mots-caresses (1997), il s’agirait d’un mot comme un autre, issu du langage jeune : « “Quoicoubeh” a été présenté comme une trouvaille extraordinaire, mais il n’y a pas de quoi s’extasier devant cette supposée inventivité. De même que les jeux linguistiques ont toujours existé, les adolescents ont toujours inventé de nouveaux mots ! C’est ce que l’on appelle le “langage jeune”, il leur permet de se reconnaître entre eux et de se distinguer des adultes. » Il s’agit pourtant, nous y reviendrons, d’un mot pied-de-nez singulier, si on l’examine de plus près.
1.3. Origines et matrices lexicogéniques[4]
Bruno Maurer, en tant que spécialiste des langues africaines, nous a indiqué une spécificité de ce néologisme, à savoir que Kouakou correspond originellement à un prénom en Côte d’Ivoire, dont le Tiktokeur Camsko est effectivement originaire[5]. Ce prénom a donné lieu à une revue diffusée dans les années 80 pour promouvoir la lecture, d’où l’ancrage effectif dans un contexte de scolarisation d’un mot qui s’est très rapidement diffusé dans les cours d’école (fig. 2) :
Si l’on retrace le procédé lexicogénique (Pruvost, Sablayrolles, 2003) qui a abouti à la création du Quoicoubeh désormais fameux, on en arrive alors à l’idée qu’il est bien issu d’une matrice externe. Françoise Gadet souligne d’ailleurs « la circulation large et rapide de formes nouvelles, bien au-delà des jeunes » (2017 : 47), d’où la difficulté de circonscrire les « parlers jeunes » à un groupe précis de locuteurs, comme en témoigne l’exemple des emprunts à l’arabe, dont le statut symbolique a changé. De fait, notre Quoicoubeh n’emprunte-t-il pas sa dernière syllabe à cette langue, par analogie avec le fameux « cheh » qui fait aussi fureur dans les cours d’école, comme équivalent de « bien fait pour toi »[6] ? La prononciation – selon laquelle l’accent porte sur cette finale, le « h » étant expiré – semble conforter l’hypothèse[7] de ce que nous pouvons nommer un mot-creuset, qui intègre l’influence de plusieurs langues tout en étant emblématique de la créativité liée aux socialisations adolescentes.
En outre, Quoicoubeh se distingue par sa très large diffusion, les élèves de cours préparatoire[8] voire de maternelle (dès 4-5 ans) le mobilisant à leur tour, en se l’appropriant à leur façon, comme en témoigne l’une des réponses à notre enquête (voir ci-après). Le risque est alors celui d’une étymologie populaire, le néologisme se prêtant à des réinterprétations par homophonie : « C’est un jeu de langage, par réponse inattendue moquant l’interlocuteur, du type “comment vas-tu ? Yau de poêleˮ. Il est propre au monde scolaire, et provient sans doute de “Quoiˮ > “Cou Aˮ > “Cou Bˮ » a précisé Bernard Cerquiglini en réponse à notre courriel du 7 décembre 2023. La différence, me semble-t-il, réside en la création, obtenue par un procédé certes courant, d’un néologisme que l’on pourrait qualifier d’hapax[9] s’il n’avait été repris à l’envi dans la presse, à la différence des autres exemples cités tels que « Quoi /feur → coiffeur » et « Tu / yau de poêle → tuyau », qui jouent a contrario sur des lexies préexistantes.
2. La réception : de la cour d’école à la presse
2.1. Enquête
Nous avons diffusé, en juin 2023, une enquête en ligne sur la réception du Quoicoubeh, destinée aux parents et enseignants d’une école élémentaire d’Annecy, en France. Nous avons reçu 34 réponses, émanant essentiellement de parents d’élèves (94%), de quelques enseignants et personnels de direction. Cette école se caractérise par une mixité sociale, et les résultats, très partiels, sont à situer dans ce contexte. Ce sont essentiellement les parents d’enfants âgés de 8 ans et plus qui se sont sentis concernés, ce qui s’explique aisément par le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion du mot (fig. 3) :
L’enquête s’articule autour de 15 questions visant à évaluer le degré de familiarité avec ce mot nouveau, son interprétation et les représentations associées à son emploi. Ainsi la première question sollicitait une réaction à l’image suivante, consistant en un mème du célèbre film Les Visiteurs[10] :
Les commentaires postés en réponse à cette question, invitant à développer l’interprétation de l’image, abondent dans le sens d’un mot qui s’apparente à un trend, soit à une tendance, un effet de mode qui accentue le décalage entre les générations : « Une personne trop vieille pour comprendre le monde qui l’entoure » ; « Une nouvelle expression de gamin. Il y en avait plein quand j’étais gamin ». Certaines réponses insistent sur l’incompréhension suscitée par l’emploi d’un tel mot qui semble répondre à une fonction cryptique : « C’est un nouveau mot que seuls les jeunes peuvent comprendre ». Le mot apparaît alors révélateur de « l’appartenance générationnelle des mots nouveaux » et du « décalage entre enfants et parents sur les modes ». Une réponse mentionne « la construction d’un effet comique », et même « la volonté de tourner en dérision une personne, voire la ridiculiser ». Certaines soulignent l’analogie avec le procédé « Quoi ? Feur → coiffeur » qui renvoie à leur enfance. La grande majorité des répondants (73,3%) identifient le lien avec le réseau social TikTok, alors qu’une toute petite minorité (13,3%) perçoivent un emprunt possible au sein de cette création ; une personne relève l’emprunt à une « expression africaine », tandis que plusieurs avouent leur perplexité (« aucune idée », fig. 5) :
En tout état de cause, la plupart des parents et/ou enseignant·e·s (85%) avaient déjà entendu le mot, qu’il leur soit directement adressé ou, plus souvent, qu’il relève de conversations entre enfants :
L’invitation à reformuler ou à trouver un équivalent amène les répondants à clarifier le scénario conversationnel au sein duquel Quoicoubeh fait sens : « C’est un piège qui consiste à ce qu’un interlocuteur réponde par “quoiˮ à une question ou affirmation. Et le piégeur répond “Quoicoubehˮ au piégé ». De fait, de nombreux parents et enseignants s’offusquent de ce terme qui semble les mettre en difficulté voire en position d’infériorité, le mot signifiant par exemple à leurs yeux « Tu es un benêt ». Un parent insiste ainsi sur l’interdiction de prononcer ce mot dans le contexte familial : « J’ai demandé à mes enfants de cesser de dire ce stupide mot ainsi que l’autre (dont je ne me souvient plus, sic) et ils l’ont fait, en tout cas à la maison... ». Un·e autre saisit la valeur expressive d’une telle création néologique en l’interprétant comme « une sorte d’interjection ». La plupart des répondant·e·s l’associent à une « blague » voire « un jeu de langage » dénué de sens, équivalant au fameux « Quoi/feur ». Une personne cite enfin la réinterprétation qui nous apparaît comme une étymologie populaire[11] : « J’ai vu aussi que c’était parti de “quoiˮ (coup A – coup B) ». En l’occurrence, face à un nouveau mot qui a fait le buzz très rapidement, « les locuteurs agissent, si l’on peut dire, avec les moyens du bord, et sans le soutien d’une enquête scientifique » (Béguelin, 2002).
En outre, plusieurs répondants à notre enquête associent Quoicoubeh à un geste – qu’il s’agisse d’une langue tirée, d’un pied-de-nez, ou encore de la danse diffusée sur TikTok (fig. 7) – et surtout à un emoji, que ce soit « je pleure de rire » (27,3%), la langue tirée (21, 2%), l’air dubitatif – « pouce sur le menton » – (27,3%) ou encore le diablotin (fig. 8) :
La réaction des participants à notre enquête nous amène à conclure, au-delà du sentiment néologique (Sablayrolles, 2012), à un sentiment d’agacement voire d’exaspération suscité par ce mot taxé d’emblée, en l’absence – ou quasi – de curiosité, de grossièreté (fig. 9).
Représentation qu’il partage avec « Apanyan »[12], son co-occurrent privilégié qui semble répondre au même schéma d’anadiplose (voir ci-après, en écho au « hein ? »), avec l’emprunt en moins. La dernière question, ouverte, de notre enquête a donné lieu à des doléances concernant cette « mode stupide », mais aussi à une remarque intéressante sur l’appropriation de ce mot par les plus jeunes : « J’ai l’impression que les plus jeunes enfants n’en font pas la même utilisation que les jeunes adolescents. Pour les plus jeunes ce terme n’a pas l’air de servir comme élément de langage mais plutôt associé à une expression corporelle ».
De fait, pour apporter une conclusion partielle, nous pouvons affirmer qu’il s’agit là d’un mot qui a du corps au sens où :
- Il est souvent associé à un geste ou à une séquence de gestes (chorégraphie)[13] ;
- Il est ancré dans un schéma conversationnel au sein duquel il a une fonction expressive parfois similaire à celle des emoji dans une conversation numérique ;
- Il permet de faire corps, soit de traduire son appartenance à un groupe : fonction identitaire sur laquelle nous reviendrons.
2.2. Dans la presse
Notre tour d’horizon de l’émergence du mot Quoicoubeh dans la presse vise essentiellement à confirmer sa présence dans toute la francophonie tout en interrogeant la coïncidence entre les représentations véhiculées par les médias et celles qu’a fait apparaître notre enquête, à l’échelle d’un établissement scolaire. Outre l’article cité de Sciences et vie, notre corpus, non exhaustif, rassemble quatre articles et un reportage vidéo couvrant la même période (de février à juin 2023), ce dernier à vocation didactique[14] :
| Date | Source | Titre de l’article/du reportage | Expert·e·s Journalistes |
|---|---|---|---|
| 10/02/23 | Philomag | « De quoi Quoicoubeh est-il le nom ? » | Samuel Lacroix |
| 30/04/23 | Le Temps | « Quoicoubeh : mais que veut dire cette nouvelle expression favorite des ados ? » | Sébastien Ruche |
| 08/06/23 | TV5 Monde | « Quoicoubeh ! Quoi ? Détournement ou appauvrissement ? » | Linda Giguère |
| 15/07/23 | Le Monde | « Le Quoicoubeh est utilisé par les jeunes pour défier les adultes » | Auphélie Ferreira |
| 07/08/23 | Sciences et vie.com | « Que dit Quoicoubeh de l’état de la langue française ? » | J.-P. Goudaillier |
Au vu de ce corpus, force est de constater que toute la francophonie est pleinement au fait du Quoicoubeh. Dans l’émission de TV5 Monde qui semble particulière pertinente pour expliciter ce mot à un public allophone, en cours de FLE, la journaliste québécoise Linda Giguère l’interprète comme une onomatopée ou un « tic de langage ». Le journaliste du Temps, quotidien suisse, va plus loin en évoquant un « jeu futile », le mot étant réinterprété à la faveur de l’étymologie populaire déjà citée : « coup A/coup B ». Le Monde y voit « un défi adressé aux adultes », alors que Philomag l’envisage comme un moyen de « rire de l’incompréhension d’autrui », en relatant, sur un mode théâtral, une scène où des collégiens se jouent de leur enseignante à la faveur du Quoicoubeh lancé à la volée dans une classe, et en s’appuyant sur les travaux de Wittgenstein autour des jeux de langage.
3. Les enjeux : du piège au jeu de langage
Pour aller plus avant dans l’analyse de ce mot nouveau, nous proposons de mobiliser quelques ressources théoriques, empruntant non seulement aux études de néologie, mais aussi à la stylistique, à l’anthropologie et à la psychanalyse enfin, pour mieux en éclairer les usages et les enjeux.
3.1. Le piège : Quoicoubeh ou comment clouer le bec à son interlocuteur
Selon Jean-Pierre Goudaillier dans l’article de Sciences et vie déjà cité : « “Quoicoubeh” est une expression de connivence entre jeunes. En revanche, la nouveauté est qu’elle est utilisée pour piéger l’adulte, pour se moquer de lui. Avec “quoicoubeh”, le jeune cloue le bec de son interlocuteur et prend le dessus sur lui. C’est un moyen d’inverser les rôles, de défier l’autorité ». En témoigne la scène intégrée à Philomag :
L’élève. – Madame, Madame, vous avez entendu parler du [inaudible] ?
L’enseignante. – Du quoi ?
L’élève. – Quoicoubeh !
*Hilarité générale de la classe. La professeure reste interdite*
L’adjectif « interdite », utilisé pour « déconcertée, stupéfaite », prend ici tout son sens : l’usage du Quoicoubeh laisse en effet l’enseignante démunie, symboliquement privée de toute possibilité de répartie par l’irruption de ce néologisme pied-de-nez. Spécialiste éminent de la néologie, Jean-François Sablayrolles a observé la variabilité du « sentiment néologique », en partie dépendant des matrices identifiables pour sa création (2006). Il se trouve que Quoicoubeh donne lieu à un sentiment néologique fort, du fait de la difficulté à identifier un procédé lexicogénique simple comme peut l’être la suffixation par exemple. C’est aussi cette difficulté qui met le récepteur en position d’ignorance et en nécessité d’actualiser ses connaissances[15].
3.2. Le jeu de langage ou l’anadiplose revisitée
Wittgenstein, dans ses recherches, a mis en lumière l’indissociabilité du langage et de l’action, la notion de jeu de langage lui ayant permis de faire le lien entre langage et pratique au travers de l’apprentissage : « J’appellerai aussi “jeu de langage” l’ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il est entrelacé ». C’est donc dans la « forme de vie » (en exergue) en tant qu’expérience partagée que s’inscrit la possibilité d’un accord et d’une communication :
À l’avenir, j’attirerai encore et encore votre attention sur ce que j’appellerai des jeux de langage. Ce sont des manières d’utiliser les signes plus simples que les manières dont nous les utilisons dans notre très compliqué langage de tous les jours. Les jeux de langage sont les formes de langage par lesquelles un enfant apprend à utiliser les mots. L’étude des jeux de langage est l’étude de formes primitives de langage ou de langages primitifs. (1996 : 56)
D’où la dimension anthropologique propre aux jeux de langage qui caractérisent ces formes de vie (Aucouturier, 2020). Sur un plan stylistique, notons que Quoicoubeh est issu d’un procédé d’anadiplose fréquent dans les comptines voire dans la chanson. Si tout un chacun connait la comptine « Trois petits chats… Chapeau de paille », la ballade de Jacques Higelin pour sa fille Izïa (1991) repose sur la même reprise de la fin d’un vers au début du suivant, d’où un effet d’enchaînement – littéralement ἀνά/aná, « de nouveau », et διπλόος/diplóos, « double » :
Rien de tout ce qui m’inspire en toi
Pire en toi
N’est plus doux que le grain
De ta peau, de ta voix[16]
Cette figure nous semble emblématique de ce que nous nommons la fonction colludique (conniventielle et ludique) propre à la création lexicale, plus généralement aux jeux de mots portés par la voix (Clémenson, Vorger 2013). En outre, elle se double d’une fonction identitaire en tant qu’elle s’avère révélatrice de la capacité d’une telle création néologique à relier les générations d’enfants et d’adolescents, servant de trait d’union ou de mot de passe entre la cour d’école et celle du collège (fig. 10). N’a-t-il pas vocation à devenir, à l’image de « bolos » d’après Fiévet et Podhorná, « un emblème générationnel conscient et médiatisé » (2009 : 940) ?
3.3. Une créativité et une théâtralité en actes : du jeu au mot d’esprit
Dans la mesure où ce mot intervient en réponse (en clôture) d’un échange d’au moins trois tours de parole, Quoicoubeh nous semble porteur d’une ludicité et d’une théâtralité propres aux adolescents, l’art de la tchatche (Goudaillier, 2019). En effet, l’expressivité qu’il manifeste autant que la créativité dont il résulte et que son usage, désormais étendu aux plus jeunes (dès 5-6 ans), concrétise, s’avère à la fois multimodale et plurilingue, mettant en jeu les corps et les langues. Quoicoubeh s’étale non seulement sur toutes les lèvres, mais aussi, à l’écrit, sur des objets dérivés tels que des tee-shirts, désignant même une forêt en Dordogne[17], ce qui traduit le besoin de rassemblement autour d’un mot-miroir qui fonctionne comme mise en abyme d’une initiation langagière aux codes adolescents. En allant plus loin, nous pourrions voir dans ce mot réflexif un mot d’esprit, au sens où l’entendait Freud, dans ses rapports à l’inconscient (1905). De fait, il a tout d’un trait d’esprit (witz), à commencer par la fulgurance, et le mariage, la combinaison voire la condensation d’éléments hétérogènes sous une forme incongrue qui déclenche le rire. Dans Quoicoubeh, on entend en effet le « (rester) coi » mais aussi la « (bouche) bée », une sorte de béance joyeuse dans laquelle peuvent s’immiscer l’identité et l’altérité. Une forme de coup d’humour, un jeu de signifiance ludique qui n’en finit pas.
Pour ne pas rester Coi face au Quoicoubeh…
Certes, le mot Quoicoubeh ne semble pas un bon candidat pour la prochaine édition du Petit Larousse, selon Bernard Cerquiglini qui le juge « pas assez pérenne » et trop peu partagé, en dehors du registre oral et des cours d’école : « il fait l’objet d’un jeu et ce genre de jeu se démode très vite. Or, les mots qui entrent au PLI ont vocation à y rester. Un terme à la mode risque de ne plus être employé dans trois ans. » (courriel cité). À l’heure où nous écrivons ces lignes, il est pourtant loin d’être oublié. Au vu des réponses à notre questionnaire, c’est un mot que les parents d’élèves français connaissent, pour la plupart, sans pour autant en identifier les origines, et qui les agace le plus souvent, pour le « piège » qu’il représente au sein du script conversationnel qui lui donne sens. Figurant parmi les mots de l’année 2023[18], il demeure, assurément, un mot résonant, riche de tout ce qu’il nous révèle d’un inconscient collectif et de la créativité émanant des socialisations adolescentes. Un mot d’esprit ou trait d’humour ayant d’ailleurs fait l’objet de plusieurs chansons et de multiples déclinaisons dans les médias[19].
Autorzy
Bibliographie
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Notes
- 1 En tant que « manières d’utiliser les signes plus simples que les manières dont nous les utilisons dans notre très compliqué langage de tous les jours. »
- 2 https://www.tiktok.com/@camskolavache/video/7209306429159755013?lang=fr
- 3 Sciences et vie du 7 août 2023 (voir en sitographie).
- 4 Nous nous référons ici au tableau des matrices dans le QSJ sur la néologie (Pruvost, Sablayrolles, 2003).
- 5 https://www.mbokamosika.com/article-kouakou-une-revue-qui-a-marque-les-esprits-des-jeunes- 115724041.html
- 6 Voir l’article du Monde sur le sujet (en sitographie).
- 7 Voir par exemple : https://www.rfi.fr/fr/podcasts/reportage-france/20230604-quoicoubeh-un-mot-cr%C3%A9%C3%A9-de-toute-pi%C3%A8ce-pour-pi%C3%A9ger-son-interlocuteur
- 8 Première année d’école élémentaire en France, destinée aux enfants de 6 ans en moyenne.
- 9 Terme consacré en lexicologie pour désigner un mot ou une forme n’ayant eu qu’une seule occurrence. De l’adverbe grec apax (ἅπαξ), « une seule fois » (Poix, 2021).
- 10 https://www.tiktok.com/@lalotoise46/video/7241328669145320731
- 11 « Le terme d’étymologie populaire qualifie le fait de rapprocher – consciemment ou non – deux unités lexicales entre lesquelles il n’existe pas de lien morphologique et sémantique historiquement avéré » (Béguelin, 2002).
- 12 https://fr.vikidia.org/wiki/Apanyan
- 13 La danse ayant été reprise, entre autres, par le footballeur Konaté, induisant une difficulté à comprendre le sens d’une telle séquence pour les non francophones, https://www.youtube.com/shorts/1WBLpqKkOJs
- 14 La linguiste Laélia Véron en a aussi fait le sujet d’une chronique sur France inter en juin 2023, rappelant les procédés du même type tout en y voyant aussi un « signe de reconnaissance générationnelle » que les adultes peuvent « ringardiser » en le reprenant à leur compte, bien loin de ce que le journal le Figaro qualifie de « misère lexicographique », https://www.youtube.com/watch?v=9LmVy_F3ArM
- 15 Cf. Rancière : « L’ignorant apprendra seul ce que le maître ignore si le maître croit qu’il le peut et l’oblige à actualiser sa capacité » (1987 : 29).
- 16 https://www.youtube.com/watch?v=HYeFouE-_ug
- 17 https://www.ouest-france.fr/nouvelle-aquitaine/dordogne/quelle-est-cette-foret-du-quoicoubeh-ou-se-rendent-des-centaines-dadolescents-5b94de90-2fa9-11ee-bccf-09ca2d958657
- 18 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-la-source/quoicoubeh-terrain-ludique-de-la-langue-3959831
- 19 https://www.youtube.com/watch?v=m7l7455MLzw
- 20 « Des chiffres et des lettres » correspond à un jeu télévisé présenté dès 1965 (« Le mot le plus long ») et diffusé dans la Francophonie sur France 2, puis France 3 et TV5 Monde.