Emploi des insultes en français et en tchèque : analyse basée sur un questionnaire
https://orcid.org/0000-0002-8718-6922
Université Charles, Prague
radka.mudrochova@ff.cuni.cz
Université Charles, Prague
tomaskubiku@gmail.com
Université Charles, Prague
urbanova1998@gmail.com
RÉSUMÉ
L’article analyse l’usage des insultes en français et en tchèque à partir d’un questionnaire diffusé auprès de 200 locuteurs natifs (100 tchèques, 100 français). Il examine les insultes spontanément évoquées, celles destinées aux hommes et aux femmes, ainsi que celles jugées les plus grossières, en tenant compte des variables sociolinguistiques (sexe, âge, niveau d’éducation). L’étude met en évidence des régularités et des contrastes : les insultes sexuelles dominent dans les deux langues, mais les Français recourent davantage aux références familiales et scatologiques, tandis que les Tchèques privilégient les insultes à connotation animale et mentale. L’analyse explore également les constructions grammaticales typiques, les procédés morphologiques de formation des insultes et les spécificités culturelles. En croisant ces données, l’article révèle comment les insultes reflètent les tabous, les normes sociales et les dynamiques de pouvoir propres à chaque culture.
MOTS-CLÉS – Insulte, injure, enquête par questionnaire, violence verbale, vulgarité
Use of Insults in French and Czech: Analysis Based on a Questionnaire
SUMMARY
This article analyzes the use of insults in French and Czech based on a questionnaire distributed among 200 native speakers (100 Czech, 100 French). It examines spontaneously mentioned insults, those directed at men and women, and those considered the most offensive, while accounting for sociolinguistic variables such as gender, age, and education level. The study reveals both regularities and contrasts: sexual insults dominate in both languages, but French speakers more often refer to family and scatological themes, while Czech speakers tend to favor animal-based and mental-related insults. The analysis also explores typical grammatical constructions, morphological processes used in forming insults, and cultural specificities. By cross-referencing these findings, the article highlights how insults reflect societal taboos, social norms, and power dynamics specific to each culture.
KEYWORDS – Insult, injury, questionnaire survey, verbal violence, vulgarity
Introduction
L’insulte, en tant qu’acte de langage, joue un rôle crucial dans le processus de construction identitaire. Selon Guedj et Volle (2009 : 141), le sujet insultant attribue par ses mots une place à l’insulté dans la société, une dynamique qui participe activement à façonner l’identité de ce dernier. L’insulte, en tant qu’élément crucial dans le processus de construction identitaire, révèle la manière dont les individus sont perçus et se perçoivent au sein de leurs communautés. Elle peut également servir de moyen de résistance et de repli identitaire, où les mots chargés aident à affirmer une différence ou à protéger l’intégrité face à une norme sociale oppressante. En outre, ce type de discours fonctionne souvent comme un outil de socialisation paradoxal, renforçant les liens au sein de certains groupes par des échanges houleux, et marquant ainsi une forme d’appartenance ou d’exclusion. Ainsi, loin d’être uniquement destructrice, elle complexifie les relations interpersonnelles et contribue à la sculpture des identités sociales à travers des interactions chargées d’émotion. Cette forme de communication dépasse donc le simple échange verbal pour s’inscrire dans une dimension sociale où le langage structure les interactions et les hiérarchies.
Au niveau sémantique, l’insulte se distingue d’une agression physique, comme une gifle, car elle inflige une douleur de manière indirecte, « via le sens que véhicule l’énoncé » (Kerbrat-Orecchioni, 2004 : 32). L’impact de l’insulte n’est pas moins réel pour autant ; elle redéfinit les limites personnelles et modifie l’espace social dans lequel évoluent les individus, en marquant les territoires à travers les mots.
Pourtant, le discours n’est pas seulement un moyen d’exprimer des pensées ou des informations mais également une forme d’action. Selon les théories des actes de langage de Austin et Searle, le langage est capable d’agir et de provoquer des changements concrets dans le monde (Austin, 1962 ; Searle, 1969). Par conséquent, les paroles prononcées peuvent avoir des effets bien tangibles, influençant les comportements et les perceptions des autres.
Les mots peuvent aussi servir à exercer une domination ou à réaffirmer un pouvoir sur autrui. Les insultes, en particulier, sont fréquemment utilisées pour diminuer le statut social de l’autre, renforçant ainsi les dynamiques de pouvoir existantes qui peuvent être particulièrement visibles dans des contextes où les insultes sont teintées de considérations de genre, de race, ou de classe sociale, pouvant ainsi soit consolider soit contester les normes et les catégories sociales en vigueur (Boutet, 2010 ; Butler, 1997).
Ainsi, comprendre l’insulte en tant que phénomène linguistique et social permet de saisir comment le langage façonne et est façonné par les structures sociales, offrant un aperçu des mécanismes par lesquels les mots peuvent à la fois construire et déconstruire les identités et les relations de pouvoir au sein de la société.
1. Définition et terminologie : gros mots, insultes, injures et jurons
Au commencement sont les gros mots qui renvoient aux fonctions excrémentielles du corps. Dès le plus jeune âge, l’utilisation de ces mots marque la première transgression des tabous de l’enfant, lui permettant de découvrir la puissance du langage et d’expérimenter une forme de liberté. Selon Ivanovitch-Lair (2014 : 31-32), cette pratique verbale permet à l’enfant de contourner les restrictions imposées par les normes et une éducation stricte, procurant un soulagement par le fait d’évoquer l’interdit lié au sexe et à la religion.
Après ces premiers pas dans le monde des mots tabous, l’infraction à la bienséance langagière s’élargit pour des termes plus chargés socialement, tels que les jurons, les injures et les insultes. Cependant, il est souvent difficile de définir clairement ces termes, regroupées également sous le vocable « d’agression verbale »[1] (Fracchiolla, 2018 : 30) ou de « violence verbale » (Moïse, 2006), en particulier dans le milieu linguistique français[2], car, comme l’indique Rosier (2006 : 27), préciser leurs différences de sens peut être « très délicat », surtout dans le cas des insultes et des injures, « souvent employées l’une pour l’autre » (Moïse, 2006). En effet, les deux expriment « un mépris, une blessure et un irrespect destiné à atteindre l’autre, en le diminuant, en le rabaissant, en l’humiliant » (Trémintin, 2018 : 24). Néanmoins, Fracchiolla (2018 : 30) précise que « l’insulte relève du gros mot, alors que l’injure correspond plus à un acte » (Fracchiolla, 2018 : 30). En outre, « l’insulte se produit dans l’instant et peut s’effacer plus ou moins rapidement […] l’injure exige une réparation ». Guiraud (1975 : 5) ajoute dans ce contexte que l’injure renvoie fréquemment à la sexualité ou à la défécation. L’insulte est donc plus directe et intentionnelle, visant à exprimer le mépris ou le manque de respect envers une personne, souvent dans le but de blesser ou de rabaisser. Quant à l’injure, elle représente une montée en intensité, se manifestant lorsque la frustration ou la colère d’une personne atteint un point de non-retour, poussant ainsi l’individu à verbaliser son agressivité sous une forme attaquant directement l’autre.
En revanche, les jurons sont généralement utilisés pour libérer une tension ou exprimer un mécontentement, fonctionnant comme un exutoire émotionnel sans cible spécifique.
Dans notre article, nous avons opté pour le terme « insulte », car il correspond à notre choix terminologique. Selon ce dernier, l’insulte prend effet dès lors qu’une personne se sent insultée, un concept souligné par Laforest et Moïse (2010) qui affirment que « l’insulte existe quand on se sent insulté ». Cette approche nous permet de discuter de la perception subjective de l’insulte.
2. Typologies des insultes et des expressions vulgaires dans le langage
Les insultes et les vulgarités, souvent puisées dans des tabous (Čermák 2010 : 120) et chargées émotionnellement, se manifestent à travers diverses typologies qui reposent, selon Moïse (2011), en général sur trois champs sémantiques : le sacré (la religion), les excréments (la scatologie) et la sexualité. Néanmoins, certains linguistes proposent des distinctions plus spécifiques et diversifiées.
Henri Bauche (1920) classe les insultes en fonction de leurs références aux caractéristiques physiques ou mentales (« idiot »), aux professions, états sociaux, et opinions politiques (« bourgeois », « fasciste »), ainsi qu’à l’emprunt de noms de personnages de fiction (« Don Juan ») ou à des termes spécifiques aux milieux criminels (« mac »).
Vincent et Laforest (2004) identifient des insultes signalant des « manques d’ordre cognitif ou moral » (2004 : 64), telles que :
- Manque de force ou de courage : « mauviette », « peureux » ;
- Manque de maturité ou d’expérience : « bébé » ;
- Manque d’intelligence : « débile », « idiot » ;
- Manque de considération ou de respect envers les autres : « chien », « fasciste » ;
- Absence de respectabilité : « guignol », « pantin ».
Rouayrenc (1998) propose une classification basée sur les domaines de vulgarité dans le langage correspondant aux champs sémantiques évoqués par Moïse cf. supra :
- Sexualité : organes génitaux féminins (« chatte », « con »), masculins (« couilles », « bit »), actes sexuels (« baiser », « lécher », « niquer »), sperme (« jute », « blanc »), homosexualité (« enfoiré », « pédé »), prostitution (« garce », « putain », « salope ») ;
- Fonctions excrémentielles : défécation (« cul », « trou de balle », « merde »), miction (« chier ») ;
- Religion : références à Dieu (« ventrebleu », « parbleu »), au diable (« bédiable », « diantre »).
Avec une approche similaire, Avellaneda (2006) se penche sur des insultes qui ciblent la religion : (« feuj »), la biodiversité (« truie »), le genre et la sexualité (« pétasse »), ainsi que des caractéristiques humaines comme le corps (« gros cul »), l’enfance, la vieillesse et les maladies (« crétin »).
Au-delà des typologies fondées sur la sémantique des insultes, on peut également examiner le critère formel, en analysant les catégories grammaticales qui véhiculent des insultes. En général, elles apparaissent sous la forme de substantifs, comme le montrent les exemples tchèques « idiot », « kráva »[3] et français « un idiot », « une pute ». Cette prédominance s’explique par le fait que les substantifs sont couramment utilisés pour désigner des personnes, souvent de manière péjorative. Les adjectifs constituent également une catégorie largement utilisée, employés isolément ou comme attributs du sujet, illustrés par « debilní », « con(ne) », et « enfoiré(e) », ou en tant qu’épithètes modifiant directement le substantif, comme dans « píča zkurvená »[4] et « un sale con ». Notamment en français, l’adjectif « sale » apparaît fréquemment comme intensificateur, dans des expressions telles que « sale chien » ou « sale pute ». L’ordre des mots varie entre le tchèque et le français, les adjectifs se plaçant généralement après le substantif en tchèque et avant en français, soulignant ainsi l’importance accordée à l’adjectif dans la construction de l’insulte et marquant le caractère subjectif de l’énoncé. Les verbes, bien qu’ils ne figurent jamais seuls, jouent un rôle crucial dans les constructions verbales offensives, comme le montrent les exemples suivants : « srát » (« chier », « faire chier »), « jebat » (« baiser », « faire chier »), « emmerder », et « baiser », formant des phrases telles que « seru na tebe »[5] et « je t’emmerde ».
Une autre approche intéressante pour classer les insultes est d’ordre morphologique. Les procédés de formation des mots reflètent non seulement des pratiques linguistiques mais aussi des aspects culturels influençant la manière dont les insultes sont formées et perçues. Les insultes peuvent être formées directement à partir de mots déjà chargés de connotations négatives ou taboues, comme « debil » en tchèque ou « débile » en français, qui signifient « idiot » ou « stupide ». Par ailleurs, la métaphore est un procédé courant dans la formation des insultes, où des termes généralement non offensants sont utilisés dans un contexte péjoratif pour évoquer certaines qualités ou comportements, comme « prase » (cochon en tchèque) ou « cochon » en français. La composition est également fréquente, avec des exemples tels que « fils de pute » en français et « zkurvysyn » en tchèque avec la même signification. La dérivation permet de transformer des mots à l’aide d’affixes (en particulier de suffixes) en insultes, comme « sráč » (« lâche », « trouillard » ou « petite merde ») et « un emmerdeur ». La troncation, qui consiste à raccourcir un mot, est visible dans des termes comme « homouš » en tchèque, qui dérive de « homosexuál » (« homosexuel ») avec une resuffixation en « -ouš », et en français, « pédé » qui vient de « pédéraste ». Enfin, spécifique au français, la verlanisation implique l’inversion des syllabes d’un mot pour en créer un nouveau, illustrée par des mots tels que « taspèche » dérivé de « pétasse », « teubé » de « bête », et « feuj » de « juif ».
3. Observations sur l’usage des insultes : perspectives tchèques et françaises
Dans cette partie de notre étude[6], nous avons observé l’occurrence et l’utilisation de diverses insultes à travers une enquête par questionnaire, commencée en 2020[7] et distribuée via des canaux de communication privés, qui a recueilli 100 réponses de locuteurs natifs tchèques et 100 de locuteurs français. Pour équilibrer l’échantillon, les participant.e.s devaient indiquer leur sexe, âge et niveau d’éducation le plus élevé, les réponses des mineurs ont été exclues. Malgré des difficultés à trouver des répondant.e.s, en particulier parmi les francophones de plus de 36 ans, l’échantillon a été équilibré avec 50% de répondants de chaque langue, et une répartition équilibrée entre les hommes (49% des Tchèques et 51% des Français) et les femmes (51% des Tchèques et 49% des Françaises). 52% des participants avaient atteint au plus un niveau d’éducation secondaire et 48% un niveau supérieur.
3.1. Questions d’activation
Les répondants ont d’abord répondu à trois questions d’activation pour explorer la fréquence de l’utilisation des insultes. Ils devaient se rappeler la dernière fois qu’ils avaient entendu et utilisé une insulte, et s’ils préféraient l’écrire ou la dire. Les résultats entre les groupes tchèques et français étaient comparables : 65% des Tchèques et 67% des Français entendent une insulte au moins une fois par jour, et 29% des Tchèques et 30% des Français au moins une fois par semaine. Concernant l’usage propre des insultes, 55% des Tchèques et 60% des Français étaient conscients de les avoir utilisées le jour de l’enquête, et 30% des Tchèques et 35% des Français dans la semaine précédente. Les données de la troisième question étaient également cohérentes : 78% des répondants de chaque nationalité préféraient dire l’insulte plutôt que de l’écrire, avec 18% sans préférence. Les résultats montrent ainsi que les Tchèques et les Français utilisent les insultes avec une fréquence similaire.
3.2. Spontanéité des insultes : réponses immédiates
Lors de l’enquête, les participants ont d’abord été interrogés sur leur dernière confrontation avec une insulte, ce qui les a vraisemblablement amenés à se rappeler une insulte spécifique qu’ils ont ensuite mentionnée en réponse à la question suivante : « Quelle est la première insulte qui vous vient à l’esprit ? ». Les insultes les plus courantes mentionnées spontanément par les Tchèques incluaient « jdi do prdele » (« va te faire foutre »), tandis que l’équivalent français « fais chier » n’apparaissait qu’en quatrième position. Les deuxième et troisième insultes les plus fréquentes mentionnées par les Tchèques étaient « kurva » (« pute », « putain ») et « píča » (désignant le sexe féminin), dont 2% avec sa forme courte de « piča », qui occupaient les deux premières positions parmi les locuteurs français avec « putain » et « con ». L’insulte « enculé », souvent liée à l’homosexualité, était fréquemment mentionnée en français mais sans équivalent direct en tchèque. Par ailleurs, « kráva » était couramment utilisée par les Tchèques. Étonnamment, 8% des Tchèques ont mentionné « debil », un mot d’origine française, alors que seulement 3% des locuteurs français l’ont cité. Ces données sont résumées par le graphique 1.
Les insultes recueillies ont été classées en six groupes selon les champs sémantiques auxquels elles appartiennent, à savoir les maladies et signes de retard mental (réunis sous la catégorie « maladie » en bleu), les organes sexuels, les activités sexuelles et les déviations (en rouge), la religion, la race et l’ethnie, les thèmes corporels et scatologiques (en marron), ainsi que les plantes, les animaux et les champignons (en vert), et finalement la famille et d’autres groupes sociaux (en jaune). Une comparaison des insultes tchèques et françaises montre que les thèmes du sexe et du scatologique dominent dans les deux groupes linguistiques, avec une présence notable des insultes liées au retard mental et aux animaux en tchèque, tandis que les insultes concernant la famille de l’interlocuteur sont plus fréquemment mentionnées par les locuteurs français.
Pour obtenir des spécifications concernant les destinataires des insultes, les participants étaient ensuite invités à mentionner la première insulte qui leur venait à l’esprit, adressée d’abord à une femme puis à un homme.
3.3. Insultes destinées aux femmes
Pour les insultes destinées aux femmes, dans le contexte tchèque, l’insulte « kráva » prédomine avec 41% des mentions. Une autre insulte de caractère animal, « slepice » (une poule, exprimant un manque d’intelligence), se trouve en cinquième position. En français, la seule insulte animale mentionnée est « bécasse », qui apparaît en fin de liste avec seulement 2%. Les locuteurs français mentionnent le plus souvent l’insulte « salope » (34%), qui a des connotations scatologiques, suivie de « pétasse » avec une connotation de flatulence en cinquième position. Aucune insulte de la catégorie scatologique n’est présente dans les réponses tchèques. Les insultes à caractère sexuel sont représentées de manière similaire dans les deux langues, faisant référence soit aux organes génitaux féminins – « píča », « kunda », « connasse » (et sa variante « conasse »), « conne » – soit à la prostitution – « kurva » (« pute »), « šlapka » (« prostituée »), « děvka » (« salope »), « coura » (« pouffiasse », « pétasse »), « pute ». Enfin, 3% des répondants dans chaque groupe linguistique ont utilisé des termes impliquant un manque d’intelligence, tels que « blbka » et « bouffonne ».
Les données métalinguistiques et l’équilibre du questionnaire ont permis de comparer les différences dans l’usage des insultes entre les sexes, révélant que les hommes tchèques insultent souvent les femmes avec des termes à connotation sexuelle (28% des cas), tandis que les femmes utilisent moins fréquemment ces insultes (22%) et préfèrent les noms d’animaux (25%), contrairement aux femmes françaises qui utilisent plus fréquemment les termes sexuels pour insulter d’autres femmes, cf. le graphique 2.
3.4. Insultes destinées aux hommes
Dans le cadre de notre enquête par questionnaire, une autre question a porté sur les insultes adressées aux hommes. Parmi les répondants tchèques, les insultes les plus fréquentes étaient « debil » (22%), « čurák » (14%) – désignant le sexe masculin ; et sa variante moins courante « čůrák » (3%), suivies de « kokot » (15%) – désignant également le sexe masculin ; « kretén » (12%) et « vůl » (également 12%) – signifiant littéralement « bœuf » ou « taureau castré », mais utilisé pour exprimer que quelqu’un est stupide ou idiot. Deux des cinq insultes les plus fréquentes désignent une maladie ou un signe de retard mental (« debil » et « kretén »), deux sont de nature sexuelle (« čurák » et « kokot ») et une est de nature animale (« vůl »). Alors que les insultes adressées aux femmes étaient principalement de nature animale ou sexuelle, liées à la prostitution, les hommes sont souvent qualifiés de mentalement retardés, ou ce sont les insultes sexuelles concernent les attributs masculins qui apparaissent. Ainsi, les champs sémantiques des insultes adressées aux hommes et aux femmes diffèrent en tchèque.
Quant aux insultes françaises, elles présentent des sémantiques différentes. Les insultes de nature sexuelle dominent nettement, avec « connard » (31%) et, à égalité pour la deuxième place, « con » (12%), qui fait référence aux organes génitaux féminins, et « enculé » (12%), avec une connotation de passivité dans le contexte du sexe anal. « Bâtard » (1%), qui fait allusion à une origine illégitime, occupe également la deuxième place. Bien que les insultes françaises partagent la thématique sexuelle avec les tchèques, elles ne comportent pas de termes indiquant une faible intelligence. En comparant les insultes adressées aux différents sexes, les expressions scatologiques prédominent dans les insultes adressées aux femmes en français, alors qu’elles sont rarement utilisées pour les hommes (environ 3%). Les références au milieu familial sont plus fréquentes pour les hommes que pour les femmes en français.
Les insultes tchèques et françaises adressées aux hommes ont été regroupées par la suite par champs sémantiques pour montrer que leur utilisation varie significativement selon le sexe du locuteur. Une prédominance des insultes à connotation sexuelle pour les deux sexes est à noter, mais avec une tendance pour les femmes à utiliser des insultes scatologiques, tandis que les hommes se concentrent davantage sur des attaques contre la famille de l’interlocuteur ; ces différences sont plus marquées chez les répondants tchèques que français, cf. le graphique 3.
3.5. Réponses selon l’âge
En fusionnant les réponses aux trois premières questions ouvertes du questionnaire, concernant la première insulte évoquée, l’insulte adressée à une femme et l’insulte adressée à un homme, un corpus représentatif des insultes les plus fréquemment utilisées a été créé et classé en six catégories sémantiques, révélant que la jeune génération privilégie nettement les insultes à caractère sexuel par rapport aux locuteurs plus âgés, avec des différences marquées entre les insultes animales chez les Tchèques et les insultes scatologiques chez les Français, cf. le graphique 4.
3.6. Réponses selon le niveau d’études
Les tendances observées parmi les répondants tchèques et français en fonction de leur niveau d’éducation montrent que la thématique sexuelle est répartie de façon égale (50%) chez ceux ayant atteint le niveau d’éducation le plus élevé dans les deux contextes linguistiques. Cependant, les répondants avec une éducation universitaire ont tendance à utiliser plus fréquemment des insultes liées à des maladies ou à des signes de retard mental, tandis que ceux avec une éducation moins élevée privilégient les insultes scatologiques et animales, une tendance encore plus marquée chez les répondants français, cf. le graphique 5.
3.7. La pire insulte
Dans la dernière question du questionnaire, les répondants devaient indiquer l’insulte qu’ils considéraient comme la pire ou la plus vulgaire. Les locuteurs tchèques ont mentionné un nombre moins élevé d’insultes que leurs homologues français. Les insultes les plus vulgaires citées par les Tchèques étaient « píča » (24%), « čurák » (13%) et « mrdka » (10%) – désignation vulgaire du sperme, adressée à des personnes. Les locuteurs français ont indiqué une gamme beaucoup plus large de ce qu’ils considéraient comme les pires insultes. En tête de liste figurait « fils de pute » (24%), équivalent de « zkurvysyn » en tchèque, suivi de « pute » (13%) et de l’expression « nique ta mère » (12%), faisant référence à un acte sexuel avec la mère de l’interlocuteur. Les insultes les plus blessantes recueillies et leur fréquence d’apparition sont illustrées dans le graphique 6.
Nous y apercevrons la comparaison des champs sémantiques des insultes perçues comme les plus blessantes, grossières par les répondants tchèques et français. Une nette prédominance des insultes à caractère sexuel en tchèque (86%) est à observer, tandis qu’en français, elles n’occupent que la deuxième place (30%). Bien que les insultes à connotation sexuelle soient fréquentes dans les réponses françaises aux questions précédentes, elles ne sont pas considérées comme les plus offensantes. Les Français citent principalement les insultes portant atteinte à la famille (56%) comme les plus grossières, un type d’insulte qui n’apparaît que dans 8% des réponses tchèques. Les Tchèques, contrairement aux Français, ne jugent pas les insultes scatologiques parmi les plus offensantes, tandis que les deux groupes s’accordent sur l’usage des termes animaliers.
Conclusion
L’analyse des insultes dans les deux langues étudiées, le tchèque et le français, s’appuie sur des champs sémantiques spécifiques reflétant les tabous culturels et les sensibilités sociales. Les insultes, servant souvent de moyens d’expression d’agressivité ou de dénigrement envers des autres, sont généralement associées à trois domaines principaux : la sexualité, la scatologie (excréments) et les termes de mépris intellectuel ou moral, bien que d’autres champs sémantiques puissent s’y ajouter, comme la faune, la flore, la religion ou la famille.
Les résultats de l’enquête mettent surtout en lumière des différences notables dans l’utilisation des insultes selon les contextes linguistiques et culturels tchèque et français. Bien que les deux groupes partagent certaines préférences, comme l’utilisation prédominante des insultes à caractère sexuel parmi les jeunes et les personnes avec un niveau d’éducation secondaire, les nuances entre les sexes démontrent une complexité sociale et culturelle plus importante. Les hommes tchèques et français emploient fréquemment des termes offensants liés à la sexualité et à la scatologie, tandis que les femmes, dans les deux cultures, semblent privilégier des insultes moins vulgaires et plus centrées sur le mépris intellectuel ou moral. Les réponses, basées sur notre échantillon de personnes interrogées, montrent que, malgré la diversité des expressions, certaines tendances transcendent les frontières culturelles, révélant des attitudes presque universelles face à la vulgarité et au respect interpersonnel, du moins au sein des deux communautés linguistiques observées.
Autorzy
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Závodský (né Kubík), Tomáš (2020), Kontrastivní analýza výskytu a užití nadávek v češtině a francouzštině s přihlédnutím k překladovým ekvivalentům (« Analyse contrastive de la fréquence et de l’tilisation des insultes en tchèque et en français, en tenant compte des équivalents de traduction »), mémoire de licence, directrice R. Mudrochová, Prague, Université Charles, Faculté des Lettres
Notes
- 1 Dans le milieu linguistique tchèque, il est essentiel de noter une prédominance du terme de vulgarisme (cf. également Závodská, 2010), utilisé pour décrire des mots ou des expressions qui ne conviennent pas à la communication publique, notamment dans la langue écrite formelle. Ces termes sont généralement considérés comme socialement inappropriés en raison de leur nature agressive ou irrespectueuse. Gromnica (2017 : 216) les caractérise comme des « infractions contre les normes sociales non écrites, manifestant un manque de respect et d’humiliation ». Dans la même veine, Lotko, dans son article de 2009, qualifie de vulgarismes ces mots ou expressions ressentis dans la communication, particulièrement publique, comme grossiers, vulgaires, bas, indécents, donc socialement inappropriés et inacceptables. Cette perspective est renforcée par le Nouveau dictionnaire encyclopédique de la langue tchèque (Nový encyklopedický slovník češtiny) qui considère les vulgarismes non seulement comme un moyen d’agression verbale directe lorsqu’ils servent à insulter, injurier ou maudire, mais aussi comme une forme d’agression indirecte lorsqu’ils représentent une variante expressive et « indécente » d’une appellation neutre.
- 2 Dans le milieu tchèque, on pourrait évoquer des travaux de Koblížek (2023, 2024), liés en particulier au « hate speech » (discours de haine), qui examine ce phénomène sous l’angle de la signification implicite des énoncés. Koblížek souligne que le discours de haine, y compris certaines insultes, ne se contente pas de véhiculer un contenu offensant ; il suscite également des réactions émotionnelles et renforce des préjugés sociaux contre des groupes spécifiques. Cela est particulièrement pertinent dans l’étude des insultes, car celles-ci, au-delà de l’agression verbale immédiate, peuvent implicitement appeler à la marginalisation et à la stigmatisation de leur cible, révélant ainsi une fonction plus profonde de construction et de maintien des hiérarchies sociales.
- 3 En tchèque, l’insulte « kráva » signifie littéralement « vache », mais est utilisée pour exprimer du mépris envers une femme, en la qualifiant d’« idiote » ou de « cruche ». Elle peut être traduite en français par « grosse vache », « cruche », ou encore « imbécile », en fonction du degré de mépris que l’on souhaite transmettre.
- 4 Une expression, que l’on pourrait traduire en français par « putain de conne », combinant une insulte liée aux organes génitaux féminins (« píča ») avec un adjectif intensifiant de connotation très négative (« zkurvená »), signifiant quelque chose comme « foutu » ou « maudit ».
- 5 Cette expression signifie littéralement « je chie sur toi », peut se traduire par « Je m’en fous de toi » ou « Je te méprise » en français.
- 6 Pour l’explication des termes et des expressions tchèques, nous avons consulté les dictionnaires Pas de blème! et celui de Bajger et al., ainsi que pour certaines étymologies, le dictionnaire de P. Enckell.
- 7 L’enquête a fait partie du travail de licence de Tomáš Závodský, intitulé Kontrastivní analýza výskytu a užití nadávek v češtině a francouzštině s přihlédnutím k překladovým ekvivalentům (« Analyse contrastive de la fréquence et de l’utilisation des insultes en tchèque et en français, en tenant compte des équivalents de traduction »).