ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 20(1) 2025

DOI: https://doi.org/10.18778/1505-9065.20.1.09

L’évaluation et l’affectivité dans le streaming – des subjectivèmes utilisés par des streamers de jeux vidéo français et polonais

Agnieszka Janion*

logo ORCID https://orcid.org/0000-0003-3751-0656
Université de Varsovie
a.janion@uw.edu.pl

RÉSUMÉ

Cet article aborde la thématique de la subjectivité, associée à l’expression de l’affectivité et de l’évaluation (selon C. Kerbrat-Orecchioni). Ce phénomène, fréquent dans la communication orale et informelle, peut influencer considérablement l’image discursive du locuteur, notamment dans les énoncés où celui-ci qui vise à se promouvoir. C’est entre autres le cas des streamings, dont le but est de gagner l’audience. En se basant sur la séquence d’ouverture de douze streamings provenant de la plateforme twitch.tv (repérés dans la période août – septembre 2022), l’Auteure juxtapose et compare la couche verbale des streamings en vue de saisir comment les streamers français et polonais expriment leurs attitudes affectives ou évaluatives (axiologiques). L’intérêt est porté notamment aux unités lexicales appelées « subjectivèmes », en particulier substantifs et adjectifs intrinsèquement subjectifs ou ceux qui acquièrent une telle valeur dans le contexte de l’énonciation (le potentiel pragmatique).

MOTS-CLÉS – Streaming, streamer, subjectivèmes, évaluatif, axiologique, affectif

Evaluation and Affectivity in Streaming – subjectivèmes used by French and Polish Video Game Streamers

SUMMARY

This article addresses the issue of subjectivity perceived as an expression of feelings and evaluation in language (in accordance to C. Kerbrat-Orecchioni). This verbal subjectivity is very common in language communication, especially when it is oral and informal. Moreover, it can have an important impact on image formation, particularly relevant where the speakers want to promote themselves. This is the case of streaming, where the aim is to win over the audience. Therefore, the Author juxtaposes and compares the verbal layer of the streamings in order to establish how French and Polish streamers express their judgements: affective or evaluative (axiological). The focus is on lexical units called “subjectivèmes”, especially nouns and adjectives with subjective meanings (intrinsically subjective) or those that acquire such a value in the context of enunciation (the pragmatic potential).

KEYWORDS – Streaming, streamer, subjectivèmes, evaluative, axiological, affective

Introduction

Tout en appartenant au large phénomène de la subjectivité discursive, les actes exprimant l’évaluation ou l’affectivité, parsèment les énonciations. Ils dévoilent le locuteur : ses opinions, son attitude, son humeur, en contribuant à élaborer l’image (ethos discursif[1]) du locuteur et à instaurer des relations avec d’autres interlocuteurs. Ces deux aspects sont essentiels, en particulier, dans le cas de discours où le locuteur vise à se promouvoir, voire à séduire son public : « construisant un ethos acceptable par le public prototypique, les vidéastes gagnent davantage d’adhésion » (Filyó, 2021 : 158). Un tel discours est représenté par le streaming qui constitue : « un travail, non seulement de production, mais aussi [un] travail émotionnel, relationnel et de mise en scène de soi » (Ferret, 2023 : 2)[2].

Le phénomène de la construction de l’ethos, reposant, entre autres, sur l’instauration de la relation, nous a servi de contexte pour une recherche centrée sur des marques de subjectivité évaluative ou affective. Nous nous sommes intéressée notamment aux choix « discursifs » des streamers en ce qui concerne la forme et l’intensité de marques linguistiques de subjectivité qui véhiculent un jugement ou témoignent d’une affection.

Dans le présent article, nous nous concentrons sur la description des substantifs et des adjectif en tant qu’unités les plus représentatives dans les discours des streamers de jeux vidéo. L’analyse s’appuie sur les extraits audio[3] issus de douze streamings diffusés sur la plateforme twitch.tv aux mois d’août et de septembre 2022. Les streamers ont été sélectionnés en fonction de leur niveau de notoriété (ceux qui sont les plus regardés) et du taux d’accessibilité au canal du streamer en question[4] : il s’agit des streamers polonais (Xayoo – 1 mln d’observateurs, H2P_Gucio – 433, 9 mille observateurs, Vysotsky – 340 mille observateurs), et des streamers français (Michou – 2,1 mln d’observateurs, Joueur du grenier – 1 mln d’observateurs, Mistermw – 890,2 mille observateurs).

Nous proposons d’aborder la problématique de la subjectivité dans le discours des streamers en commençant par un aperçu théorique qui rapprochera le contexte de la recherche recherches, c’est-à-dire spécifiera la nature communicationnelle du streaming et décrira des notions essentielles pour nos analyses : la subjectivité et les subjectivèmes. Ensuite, nous passerons à la présentation des acquis de la recherche. Nous y retracerons les observations repérées en les illustrant avec des exemples du corpus.

1. Le streaming – une communication particulière

Appelé la webdifusion en direct ou la mise en spectacle (Pellicone et Ahn, 2017, cités après Barnabé, Bourgeois, 2022 : 1), le streaming représente un type d’interaction verbale spécifique. Tout d’abord, c’est une émission qui confronte le joueur avec des spectateurs lors d’un rendez-vous ressemblant à une rencontre entre amis : elle s’adresse aux spectateurs, qui sont régulièrement placés en position de co-énonciateurs du spectacle, voire de partenaires de jeu » (Barnabé, Bourgeois, 2022 : 2). Il s’agit même de la co-construction de la communauté numérique qui se constitue par le fait de manifester de la proximité (Choquet, Osorio Ruiz, 2020 : 4).

Or, comme le note F. Filyó, « la chaîne de la communication implique une asymétrie dans l’interaction » (2021 : 159). Il s’agit non seulement d’un certain décalage de propos lors de l’interaction, mais également de l’alternance des codes : oral (le joueur) et écrit (les spectateurs sur le chat) :

Un déséquilibre fondamental entre les moyens de communication mobilisables par le streamer et par les spectateurs : le premier s’exprime oralement, librement, et peut recourir au langage corporel ainsi qu’à des variations de voix pour modaliser son discours ; les spectateurs, pour leur part, ne peuvent émettre que des émoticônes et des messages écrits, dont ils doivent contrôler la longueur, le rythme, le contenu et la forme, sous peine de risquer le bannissement. (Barnabé, Bourgeois, 2022 : 2)

De telles contraintes ne semblent pas nuire à des échanges communicationnels se déroulant dans une bonne entente au caractère informel, ce qui se reflète à travers le registre familier, voire argotique. Nathan Ferret (2023) souligne même le caractère spontané de cette émission : « il n’y a pas de montage préalable, et les événements se déroulent au travers d’un flux ininterrompu d’images, de paroles et de messages » (Ferret, 2023 : 6). Et pourtant, associer le streaming à une mise en spectacle est tout à fait pertinente, au niveau de son organisation. Celle-ci se compose de sections thématiques (que nous appelons séquences), répétitives dans la majorité des émissions. Nous en proposons le découpage suivant :

Chacune des parties mentionnées ci-dessus suit des objectifs particuliers, en générant des différences dans la façon de communiquer. Néanmoins, le streaming doit, avant tout, plaire aux spectateurs pour qu’il assure au streamer de l’audience et des spectateurs fidèles. C’est pourquoi, nous pensons que c’est une émission grâce à laquelle le joueur peut se promouvoir, aussi bien au niveau de sa maitrise du jeu (ce qui est manifeste lors de la séquence du jeu) qu’au niveau sa personnalité (ce qui est travaillé lors de la séquence d’ouverture ou de clôture). N. Ferret appelle cette tendance à se montrer un « récit de soi » (Ferret, 2023 : 10). Il le décrit comme « une multitude synchronisée d’instances sociotechniques d’auto-objectivation de soi – de son image, de ses émotions, réactions, actions, paroles etc. » (ibid.). Le but central du streaming est alors de capter l’attention des spectateurs (Filyó, 2021 : 159) par le fait de se démarquer des autres streamers (la concurrence accrue). Cela suppose la mise en œuvre de multiples procédés de persuasion (ethos, pathos) reposant, dans une large mesure, sur la subjectivité linguistique[6].

2. La subjectivité et les subjectivèmes

Selon Émilie Goin : « une subjectivité cognitive précède la subjectivité langagière de la référenciation » (Goin, 2013 : 8). Une telle approche se rattache aux idées de Charles Bally mettant en valeur le caractère expressif du langage qui tend à reproduire une réalité : « Au contact de la vie réelle, les idées objectives en apparence s’imprègnent de l‘affectivité; le langage individuel cherche sans cesse à traduire la subjectivité de la pensée » (Bally, 1952 : 17-18).

C’est apparemment pour cette raison que la poursuite du reflet de la subjectivité extralinguistique dans le langage pourrait être qualifiée d’historique[7]. Introduite par Émile Benveniste, les études linguistiques consacrées à la subjectivité linguistique suivent deux pistes.

Selon la voie indiquée par E. Benveniste, certains linguistes associent la subjectivité à « la capacite du locuteur de se poser comme sujet » (Benveniste, 1966 : 259-260). En conséquence, ils concentrent leur observation sur les empreintes linguistiques du locuteur dans les énoncés, p. ex. : pronoms personnels, déictiques, verbes modaux.

D’autres, inspirés des travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980), privilégient l’analyse de toute sorte de jugements : affectif, évaluatif, axiologique. Ils se concentrent alors sur des choix lexicaux et syntaxiques qui témoignent d’une certaine attitude face à la réalité décrite (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 80). Une telle approche n’exclue aucunement l’intérêt pour les déictiques qui marquent l’énonciation et actualisent les énoncés : « dans le discours subjectif, l’énonciateur s’avoue explicitement : je trouve ça moche ou implicitement c’est moche » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 80). Ils constituent alors un indicateur majeur de la présence du locuteur et de la réalité extralinguistique dans le discours[8].

Dans le cadre de notre analyse, nous adoptons la perspective représentée par C. Kerbrat-Orecchioni, selon laquelle l’individu communiquant se trouve confronté à un choix entre une énonciation objective ou subjective. Il sélectionne les unités à son gré, en fonction de ses objectifs communicationnels (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 80).

Une telle acception de la subjectivité s’interprète au niveau « lexicosémantique : des mots utilisés dans le texte et leurs connotations » (Escouflaire, 2022 : 72). Il s’agit, en effet, des unités qui gardent en elles-mêmes la valeur subjective : les subjectivèmes (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 79). Or, comme le souligne C. Kerbrat-Orecchioni, la recherche du lexique porteur de la subjectivité représente un défi considérable, car « toute unité lexicale est en un sens subjective puisque les mots de la langue ne sont jamais que des symboles interprétatifs des choses » (1980 : 79). Il faut également prendre en compte des facteurs contextuels qui peuvent influencer l’interprétation des énoncés, en subjectivisant le lexique ordinairement neutre. C’est pourquoi certains chercheurs dépassent le cadre du contenu sémantique, en se concentrant plutôt sur l’étude du « potentiel pragmatique des marques subjectives employées en discours » (Goin, 2013 : 3). Cette perspective correspond à notre approche analytique. Nous cherchons les marques de la subjectivité (l’évaluation et l’affectivité) dans le contenu sémantique de mots, mais également dans leur réalisation pragmatiquement subjective.

Nous nous sommes concentrée sur les substantifs et les adjectifs, en tant que subjectivèmes régulièrement observés dans le discours de streamers. Parmi les substantifs subjectifs, dominent les axiologiques, c’est-à-dire les substantifs ou adjectifs qui témoignent d’une attitude valorisante au moyen d’une expression flatteuse, ou d’une attitude dévalorisante au moyen d’une expression dépréciative, p. ex. les injures (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 83). Une propriété axiologique n’est pas toujours inhérente. Elle peut varier selon le contexte linguistique, p. ex. : sociolecte, professiolecte, mais aussi selon l’objectif communicationnel, p. ex. emploi ironique (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 85, 87).

Les adjectifs subjectifs se répartissent en trois classes :

Comme mentionné précédemment, l’objectif des streamers de jeux vidéo est de séduire le public grâce à une image convenable et une relation particulière. Comme le streaming constitue une réalité familière, non-formelle, un tel travail se manifeste à travers l’expression explicite des émotions.

3. Les substantifs subjectifs

Bien que les streamers français et polonais se servent de substantifs subjectifs, ces emplois ne sont pas symétriques dans les corpus rassemblés et dévoilent des écarts dans la façon de communiquer lors du streaming, p. ex. au niveau de l’intensité de l’émotion exprimée.

3.1. Les subjectivèmes – les termes d’adresse

En désignant l’interlocuteur, les termes d’adresse constituent les marques les plus évidentes de la relation (Kerbrat-Orecchioni, 1994 : 45). Une formule choisie profile déjà une relation instaurée ou maintenue. En outre, comme le signalent Monika Kostro et Krystyna Wróblewska-Pawlak, les termes d’adresse influencent l’image du locuteur (2013 : 4).

Dans cette perspective, on s’attendrait alors à une quantité considérable de noms d’adresse grâce auxquelles les streamers valoriseraient le public ou montreraient de l’affection à l’égard de celui-ci.

Et pourtant, ces formes-là ne sont pas nombreuses. Les streamers français et polonais préfèrent soit les constructions pronominales, p. ex. : Bonjour, bonjour à tous, Nous allons jouer…, Tu peux suivre…, Vous me croisez…, soit les noms propres, p. ex. : Cou, cou Emeric, Bintou, Jeanne, Cześć Jednooki Kocie, Cześć Ficaj.

Il existe, néanmoins, un ensemble de noms d’adresse subjectifs qui catégorisent, mais également, expriment un certain lien émotionnel avec l’interlocuteur. Certains de ces termes subjectifs (Traverso, 2007 : 97) sont intrinsèquement subjectifs, p. ex. : Et les gars, j’ai une question…, Comment allez-vous les amis ?, Il y a deux rentrées, mon frérot.

D’autres acquièrent cette subjectivité dans le contexte de l’énonciation[9], p. ex. : Salutations peuple YouTube, Yo, le chat !, Mon frère, t’es foutu frère.

En reposant sur la relation de parenté ou d’amitié, les termes gars, amis ou frérot sont dotés sémantiquement d’une expression de sympathie à l’égard des interlocuteurs. En conséquence, ils véhiculent l’attitude bienveillante du streamer. Les termes peuple YouTube, chat, frère sont ordinairement neutres dans leur fonction classificatoire. Ils deviennent porteurs de l’affectivité dans un cadre précis de l’énonciation où le streamer, l’hôte du rendez-vous, en mettant en valeur l’esprit d’équipe, en traitant ses spectateurs comme une communauté dont il fait également partie, valorise son public par l’accentuation de la relation de proximité.

La quantité de noms d’adresse polonais est plus modeste, ce qui peut résulter des spécificités grammaticales dans la construction des formules de salutations française et polonaise. Néanmoins, les constructions repérées dans le corpus analysé sont marquées par l’émotion qui se manifeste à travers des termes affectueux du registre familier, souvent diminutifs, donnant aux répliques prononcées un ton cajoleur, p. ex. : Mordeczki moje!, Byczki moje![10]

Parmi les noms d’adresse subjectifs, il n’y a pas de termes évaluatifs. Comme le streamer essaie d’instaurer une relation de proximité, toute évaluation paraît une démarche risquée, d’autant plus, qu’il s’adresse à des individus inconnus. Il semble alors plus stratégique d’exprimer l’amabilité et de promouvoir l’esprit communautaire de ce rassemblement que de porter un jugement de valeur.

3.2. Les substantifs désignant les individus

Un autre groupe de substantifs subjectifs est représenté par ceux qui désignent les individus (des tiers). Ce sont des termes axiologiques grâce auxquels le streamer porte un jugement évaluatif sur la personne dénotée. Dans les corpus français et polonais, les termes repérés portent uniquement un jugement dépréciatif. Cette tendance surprend, car l’attitude qui dévalorise explicitement peut générer du mépris du récepteur, en l’occurrence le public, et nuire au procès de la construction d’une image favorable. Des écarts notables apparaissent au niveau de la quantité de termes évaluatifs et de leur intensité. Dans la parole des streamers français, la désignation axiologique des individus n’est pas un procédé fréquent. Il y a uniquement deux emplois repérés. Ceux-ci dégagent une dépréciation des compétences, p. ex. C’est quel enculeux qui écrit comme ça ?, ou des centres d’intérêts, p. ex. C’est un geek.

Dans les streamings polonais, les substantifs axiologiques sont plus fréquents et leur intensité accrue. Les streamers polonais portent un jugement sur :

Cette intensité du jugement réside non seulement dans le contenu sémantique des mots (p. ex. : psychopathe, sadique, dénonciateur), mais également, dans le registre familier voire argotique (p. ex. : c*n / c*pa, bai**ur / zj*b, c*n / ch*j, ordure / szmata, , con**rd / ch*j, p*te / k**wa, dégueulasse / oblech, guenon / paskuda).

Contrairement à leurs homologues français, qui s’avèrent plus subtils, les streamers polonais n’hésitent pas à manifester une attitude évaluative (critique et catégorique) à l’égard de tiers.

Leurs propos semblent plus violents, voire agressifs. Comme cela, les streamers polonais se montrent sûrs d’eux-mêmes, convaincus du bienfondé de leurs commentaires.

3.3. Les substantifs désignant les objets

Dans les deux corpus, la quantité de substantifs subjectifs axiologiques augmente lorsque ceux-ci se réfèrent à des aspects non-humains de la réalité (même si les exemples polonais sont toujours plus nombreux). En recourant à ces substantifs, les streamers partagent également des espaces thématiques, en désignant :

Nous assistons ici à l’intensification du registre argotique dans les deux corpus: p. ex. : Une montre de me*de, Être dans la m**de, Quel bordel !, Être dans le c*l, Ale ch**stwo (Espèce de merde), Jakie g**no (C’est de la me*de). Étant donné que les injures sont considérées comme des expressions fortement axiologisantes, leur poids péjoratif s’inscrit significativement dans le jugement prononcé.

Quoique les commentaires dépréciatifs prévalent, le lexique véhiculant un jugement favorable apparaît également, p. ex. : C’est fait plaisir d’être de retour en live, C’est un fun, Ale pompa! Sztynks[13] !, Klasik (fam. C’est stylé), Ale ubaw ! (C’est le fun). La mise en valeur d’un point du vue optimiste est capitale dans la création de l’image parce que c’est le signe d’une attitude positive envers le monde, ce qui éveille la sympathie des récepteurs ou des interlocuteurs. En se limitant à des propos dévalorisants, les streamers seraient perçus comme des individus rouspéteurs et hostiles.

Outre les substantifs reflétant une évaluation, dans le discours des streamers, il y a des termes qui traduisent une valeur affective. Ceux-ci accentuent le sentiment éprouvé par le streamer, p. ex. : C’est dommage !, Żarcie przyszło (La bouffe est là), Na rzygi[14] mnie wzięło. Le mot dommage ne représente pas une évaluation, mais plutôt une réaction affective face à un phénomène extralinguistique. À cause de leur registre familier, les mots żarcie et rzygi traduisent l’attitude affective de l’énonciateur face à une situation, mais également mettent en valeur la relation de proximité avec le public.

L’expression affective peut être aussi réalisée au moyen d’injures, lorsque ces dernières ne renvoient pas à des aspects concrets de la réalité extralinguistique, mais reflètent l’émotion du moment, p. ex. : Ah, p**ain !, Oh, m**de !, O k**wa (p**ain) !

4. Les adjectifs subjectifs

En tant que vecteurs de l’attitude affective ou évaluative du locuteur, les adjectifs subjectifs dominent le parler des streamers français et polonais. Néanmoins, les aspects de la réalité qu’ils caractérisent, ainsi que l’intensité des jugements, varient en fonction du corpus. Il en va de même pour les constructions dans lesquelles ils apparaissent[15], p.ex. :

4.1. Les adjectifs caractérisant la réalité du jeu ou du streaming

Les commentaires sur la réalité relative au streaming ou au jeu vidéo, généralement exprimés à l’aide d’adjectifs évaluatifs non-axiologiques, sont plus apparents dans le corpus français. En effet, les streamers présentent des opinions sur :

Il est bien visible, que dans les énoncés ci-dessus, les streamers n’entrent pas dans des jugements de valeur (bon / mauvais), en choisissant une évaluation plus « neutre ». Ainsi, leur opinion a l’air plus professionnel et ne pèse pas trop sur le public.

Ce jugement devient plus significatif et stricte, lorsque les streamers français utilisent des adjectifs à valeur axiologique, en particulier pour exprimer une opinion favorable, p. ex. : Il est bon, Les effets sont excellents, Ce n’est pas un très mauvais jeu, Le film est bien, La meilleure vie des chaînes, C’est BG.

Une faible présence de commentaires dépréciatifs p. ex. : C’est stupide, C’est chiant, Ils sont horribles, indique, de nouveau, que les streamers s’abstiennent d’imposer un jugement négatif au public.

Étant moins fréquents que des évaluatifs non-axiologiques, les adjectifs à valeur affective se manifestent dans les commentaires du jeu. Cette formule paraît plus confortable pour le streamer. Au lieu d’entrer dans le bien-fondé de son évaluation, il expose uniquement ses propres impressions. Ainsi, en partageant ses émotions, il se montre plus près du public, p. ex. : C’est fantastique, C’est incroyable, C’est magnifique, Des modes impressionnants, Des bogues étonnants, L’immersion folle.

Le corpus polonais est pauvre en adjectifs qui caractérisent la thématique concernant la réalité du jeu. Les adjectifs, qui s’y rapportent, appartiennent uniquement au groupe des évaluatifs non-axiologiques, p. ex. : Fajny spocik (un chouette spot publicitaire), Zadymiarski stream (un stream de bagarre), Skromna ilość (une quantité modeste).

4.2. Les adjectifs caractérisant la réalité extérieure au jeu

La réalité extérieure au jeu, évoquée plus souvent dans les streaming polonais, englobe des aspects variées, p. ex. : les comportements des autres (p. ex. d’autres streamers), les individus (streamer ou autres), les événements décrits.

Des adjectifs affectifs n’apparaissent que dans le corpus polonais et accompagnent les commentaires relatifs au résultat d’une action, renforçant le message articulé, p. ex. (Ta walka / te zawody to) totalny sztynks (fam. C’est absolument génial).

En revanche, les évaluatifs non-axiologiques sont assez nombreux dans les deux corpus. Grâce à ces adjectifs caractérisant les individus ou leurs comportements, l’observation véhiculée n’est pas axiologisante, p. ex. : Je serais hypocrite de dire…, Les hommes virilistes, Vous êtes chauds ?, Zachowanie mocno niepokojące (un comportement fort inquiétant) ; Fabjański jest śmieszny (Fabjański est marrant), Piksel jest odklejony (Piksel est décalé), Zeschizowana[16] babka, Będę atrakcyjniejszy (je serai plus attrayant).

Le jugement axiologique, le plus souvent dépréciatif, apparait uniquement dans le parler des streamers polonais. De tels commentaires sont adressées :

Intensifiés par le lexique argotique, ces propos véhiculent une évaluation plus catégorique, qui marque ostensiblement l’attitude du streamer. En même temps, ces paroles tranchantes donnent aux dires du streamer le caractère franc, prouvant de la proximité avec le public.

Conclusion

Il semble que l’expression de l’affectivité ou la formulation d’un jugement de valeur influencent la construction de la relation et de l’ethos discursif lors du streaming. C’est pourquoi cette affectivité et ce jugement peuvent être associés à des stratégies discursives adoptées par des streamers, p. ex. la prédominance d’adjectifs évaluatifs non-axiologiques indique la volonté de partager les opinions dépourvues d’aspect d’appréciation ou de dépréciation.

La stratégie « subjective », qui consiste à utiliser des termes évaluatifs ou affectifs, est néanmoins réalisée différemment selon le corpus.

Tout d’abord, il s’agit des aspects de la réalité auxquels renvoie l’énoncé subjectif. Les streamers polonais portent souvent un jugement axiologique sur les autres, alors qu’une telle tendance est quasiment absente chez les streamers français, qui (dans leurs commentaires subjectifs) privilégient la thématique liée au jeu ou streaming. Les streamers polonais se montrent ainsi plus proches du public, sûrs d’eux-mêmes et confiants dans la bonne réception du propos diffusé. En revanche, les streamers français semblent plus compétents, car ils expriment leurs opinions concernant les sujets liés au contenu vidéoludique de l’émission.

Ensuite, le lexique influence le degré de subjectivité des discours des streamers. Les streamers polonais se montrent plus audacieux et agressifs, ce qui est reflété dans l’usage de l’argot parsemé d’injures. Les streamers français préfèrent le lexique courant, grâce auquel ils paraissent plus subtils. Même si les injures apparaissent dans le streaming français, elles ne servent pas de commentaires évaluatifs. En exprimant une émotion forte du moment, elles se présentent plutôt comme des propos à valeur affective.

En outre, les streamers français se montrent plus accueillants, ce qui est bien visible dans le choix des noms d’adresse, parmi lesquels nous discernons des termes affectifs servant à instaurer les relations d’amitié et de communauté.

Malgré sa nature préliminaire, l’examen de subjectivèmes a permis d’amorcer une réflexion sur l’importance de la subjectivité affective et évaluative dans le contexte du streaming de jeux vidéo.

La pluralité des facteurs (subjectifs), qui influencent ce type de communication, prouve de la complexité du sujet étudié et constitue un point de départ pour des analyses futures qui approfondiront ses particularités.


Autorzy

* Agnieszka Janion, travaille dans le Département de Linguistique à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Varsovie. Dans sa recherche scientifique, elle s’intéresse aux sujets liés à l’analyse du discours et à l’analyse conversationnelle, notamment la construction de l’ethos discursif. Ses centres d’intérêt concernent également le domaine lexicologique, plus particulièrement, des internationalismes (anglicismes) utilisés dans la langue des joueurs de jeux vidéo.


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Notes

  1. 1 Nous suivons la conception de l’ethos présentée par Ruth Amossy selon qui dans l’énonciation, le locuteur réalise, de façon plus ou moins consciente, une présentation de soi (1999 : 9).
  2. 2 Fanni Filyó précise que les dires des streamers cachent des stratégies importantes dans l’élaboration de l’ethos discursif individuel (2021 : 159).
  3. 3 Notre analyse porte sur la séquence d’ouverture, décrite dans le chapitre consacrée au streaming.
  4. 4 Les canaux des streamers français les plus populaires sont dans la majorité réservés aux abonnés. Nous avons consulté les sites gratuits, accessibles à tout utilisateur d’Internet.
  5. 5 Empruntée à F. Filyó (2021) cette notion sert à designer les actes réalisés pour accueillir le public au début du streaming.
  6. 6 Notre recherche s’inspire de l’étude menée par Raquel Pastor de la Silva qui a analysé le rôle des marques de la subjectivité dans l’établissement de la relation scripteur – lecteur (Pastor de la Silva, 2000).
  7. 7 Comme le signale D. Maingueneau (2002 : 552), la notion est déjà apparue en 1879, grâce à Michel Bréal qui a utilisé l’expression L’élément subjectif, pour intituler l’un des chapitres d’Essai de sémantique.
  8. 8 « Les déictiques se relient à la subjectivité par le fait qu’ils ont à voir avec le sujet énonciateur, réalisant son identification / localisation spatio-temporelle, donc le rapportant au contexte extra-linguistique » (Balatchi, 2005 : 23).
  9. 9 « L’émotion pouvait être exprimée de manière explicite (au moyen de sèmes traduisant un affect), ou de manière implicite (en convoquant des représentations ou des situations doxiquement rattachées à des émotions) » (Goin, 2013 : 5).
  10. 10 Littéralement, l’expression Mordeczki moje peut être traduite comme : Mes petites gueules, et l’expressions Byczki moje comme : Mes petits costauds. Dans le langage courant, toutes les deux s’interprètent comme : mes chers petits et sont perçues comme vecteurs d’une relation très amicale et proche.
  11. 11 Même si le mot polonais ci*pa se traduit par « chatte » (sexe de la femme) ; dans le langage argotique, il désigne de façon méprisante (et vulgaire) un individu maladroit. C’est pourquoi, nous proposons le terme de c*n.
  12. 12 Littéralement kaszana signifie boudin noir. Dans le langage familier ce mot est utilisé pour caractériser une situation d’échec et d’embarras. Le mot lipa correspond à tilleul. Néanmoins, l’expression familière : Ale lipa peut s’interpréter comme : c’est nul.
  13. 13 Littéralement le mot pompa correspond à pompe (fr.). Dans le langage familier, il désigne l’admiration de la part du locuteur : quelle merveille ! Sztynks (mot qui vient du patois silésien) désigne une odeur désagréable, mais également la satisfaction, comme dans le cas qui nous concerne.
  14. 14 En polonais, le mot rzygi est un substantif (vomissement) qui correspond à l’expression française : j’ai envie de ger*er.
  15. 15 Bien que les structures syntaxiques ne soient pas l’objet principal de la présente analyse, nous avons décidé de les mentionner afin de mettre en valeur les divergences observées à différents niveaux dans la construction du discours des streamers.
  16. 16 Dans le langage courant zeschizowany designe la personne angoissée, désorientée, voire en panique. Nous pensons que le verbe flipper rend ce sens le mieux.
  17. 17 L’adjectif skończony signifie, entre autres, complet, total. Dans l’expression Skończona kur*a, il prend une signification semblable à ingrat.