ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 20(1) 2025

DOI: https://doi.org/10.18778/1505-9065.20.1.06

Étymologie des insultes et injures pataouètes

Jean-Pierre Goudaillier*

logo ORCID https://orcid.org/0000-0001-5607-9123
Université de Paris (Paris Descartes)
jean-pierregoudaill@yahooo.fr

RÉSUMÉ

D’un point de vue diatopique et diastratique le pataouète est le basilecte (variété la plus éloignée de la variété de prestige) du français pied-noir d’Algérie apparu et parlé, entre autres, dans les quartiers populaires de la capitale Alger tels Bâb-el-Oued et Belcourt pendant la période de la colonisation lors de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. Il se distingue de deux autres variétés régionales que sont le chapourlao (ou chapourrao) dans l’ouest de l’Algérie en Oranie (connu principalement dans la ville d’Oran), le tchapagate à l’est (Constantine et Bône). L’analyse linguistique d’un certain nombre de termes et expressions de ce parler permet de constater que les discours caractéristiques du pataouète utilisent un nombre assez important de termes particuliers, étrangers francisés ou non, comme il est souvent d’usage en français pied-noir d’Algérie.

MOTS-CLÉS – étymologie, français pied-noir d’Afrique du Nord, injures, insultes, pataouète

Etymology of Pataouète Insults and Verbal Offenses

SUMMARY

From a diatopic and diastratic point of view, Pataouète is the basilect (furthest variety from the prestigious form) of the Pied-Noir French of Algeria which appeared and was spoken, among other places, throughout the working-class districts of the capital Algiers such as Bâb-el-Oued and Belcourt during the period of colonisation in the second half of the nineteenth century and at the beginning of the twentieth century. It is distinguished from two other regional varieties which are chapourlao (or chapourrao) in western Algeria in Orania (known mainly in the city of Oran), and tchapagate in the east (Constantine and Bône). The linguistic analysis of a certain number of terms and expressions of this variety allows one to note that the speech typical of Pataouète uses a large number of special, distinctive terms, foreign francised or not, as is often used in French pied-noir from Algeria.

KEYWORDS – etymology, French pied-noir from North Africa, verbal offenses, insults, pataouète

Introduction

D’un point de vue diatopique et diastratique le pataouète est le basilecte du français pied-noir d’Algérie apparu et parlé, entre autres, dans les quartiers populaires d’Alger tels Bâb-el-Oued et Belcourt pendant la période de la colonisation lors de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Il se distingue de deux autres basilectes régionaux que sont dans l’ouest de l’Algérie le chapourlao ou chapourrao en Oranie, à l’est le tchapagate (région de Bône, Philippeville et Constantine) (cf. illustration ci-dessous).

Tableau illustrant les variantes du français pied-noir parlées en Afrique du Nord.
Figure 1. Tableau des variantes régionales du français pied-noir en Afrique du Nord

Le lexique du pataouète, variante de français régional pied-noir employée dans l’algérois à l’époque coloniale, comporte de nombreux emprunts ainsi que des créations propres (algérianismes), qui se répartissent en transpositions d’expressions étrangères, spécialisations (glissements) et extensions de sens de termes d’origine étrangère. De même, pour ce qui est plus particulièrement des insultes et injures on relève la présence à la fois de termes français et empruntés, ce que montrent les quelques exemples suivants : baballou, ‘individu étrange, naïf, idiot’, bande de tramousses, ‘bande de galopins’, calamar, ‘bon à rien, maladroit’, crics (sobriquet par lequel les Oranais désignent les Tlemcéniens), chemises courtes (idem), la mort de tes oss ! (juron et insulte consistant à souhaiter la mort d’une personne), nap (apocope de napolitain utilisée comme injure), sépia (cf. calamar).

1. Étymologie des insultes et injures pataouètes

Les mots pataouètes sont empruntés à diverses langues et différents parlers :

Il existe aussi en pataouète toute une série d’injures (à connotation raciste) à l’encontre des Maghrébins, telles arbicot (déformation phonétique d’arabi) [+ arbi (par apocope), bicot (par aphérèse)], bougnoule (< a) wolof, wu ñuul (qui est noir) ou b) resuffixation argotique de bougnat), khouïa, crouïa (< emprunté à l’arabe) (cf. crouille en français), raton, sidi (< emprunté à l’arabe).

Le point de départ de l’analyse présentée dans cet article est un corpus textuel établi à partir d’un ensemble d’œuvres littéraires et de publications dans la presse écrite. Les textes ont été écrits par des personnes, voire des personnalités célèbres, qui sont nées en Algérie pendant la période coloniale ou, pour certaines d’entre elles, qui ne sont pas originaires d’Algérie mais ont vécu pendant un temps assez long dans le pays ; pour une grande part il s’agit par conséquent de locuteurs natifs, dont les écrits sont des témoignages du parler pied-noir, ceci de diverses manières : instillation de termes et locutions diverses, types de discours caractéristiques du pataouète, emploi tels quels de termes étrangers francisés ou non, comme il est souvent d’usage en français pied-noir d’Algérie.

Les textes littéraires retenus à titre d’exemples sont issus d’ouvrages (livres, fascicules périodiques) mais aussi de publications dans la presse sous forme de chroniques, d’articles ou de feuilletons, appartenant à la littérature orientaliste, la littérature algérianiste et l’École d’Alger.

On retrouve des termes insultants et /ou injurieux dans les écrits, entre autres, de Paul Achard, Roland Bacri, Edmond Brua, Musette (pseudonyme d’Auguste Robinet), Robert Randau, voire d’Albert Camus[1].

Suivent quelques exemples de termes et expressions pataouètes, dont l’analyse confirme ce qui a été indiqué plus haut au sujet des injures et insultes.

ARBICO(T) ([aʁbiko]), BICO(T) ([biko]) par aphérèse, ‘soldat arabe’ (tirailleur algérien), ‘arabe maghrébin’ (ce terme injurieux est à connotation raciste). Au cours de la colonisation française de l’Algérie, arbicot est un terme argotique désignant un tirailleur algérien en argot militaire dans un premier temps, un indigène Arabe de manière péjorative en français d’Algérie, en pataouète par la suite ; arbi, arbicot et bicot sont mentionnés par Lazare Sainéan (1920, p. 154-155), qui propose la date de l’ouvrage d’Antoine Camus (1863) pour datation, d’ailleurs validée par le TLFi ; on relève effectivement arbi et arbico pages 10 et 204 ; toutefois, il existe un texte de 1853 de Frank-Francis Barclay datant de 1853[2], ce qui permet de retenir définitivement la datation 1853 pour arbi, qui est la forme diminutive de l’emprunt à l’arabe dialectal maghrébin ˓arabī, arabe, qui a donné arbi. Pour Albert Dauzat « Le peuple parisien a abrégé depuis longtemps « Arbicot », déformation d’« Arabe », en Bicots (fils des anciens Arbis), dénomination sous laquelle sont englobés [...] les Arabes et Berbères de l’Afrique du Nord… » (1918, p. 161) ; les variations subies par arabi sont : arabe maghrébin [aʁabi] > [aʁbi] > [aʁbiko] (diminutif) > [biko] (par aphérèse) > [bik] (bic) (troncation par apocope) :

[1] …car souvent de trop imprudents explorateurs, ayant négligé les précautions de défense les plus simples, avaient laissé leur corps dans les ruines, tandis que leur tête, suspendue à la haute selle du cheval d’un Arbico (Arabe), allait courir la plaine et augmenter les trophées sanglants de l’ennemi. (Frank-Francis Barclay, Les français en Algérie – Amour et vengeance, Paris, Imprimerie typographique de Dubuisson, 1853, p. 42)
[2] C’est le soir, à l’arrivée du train d’Alger. Des vendeurs de journaux, des indigènes, sont sur le quai, attendant. Que faire sur un quand on attend, si ce n’est se disputer ! Et nos bicots de se disputer ; Écho contre Dépèche. (L’Écho d’Alger, 26 juillet 1912, p. 1)

BABAL(L)OU ([babalu]), ‘habitant de Bâb-El-Oued’ ; ‘individu étrange, naïf, idiot’ (par extension). Baballou est le résultat d’une déformation phonétique de Bâb-el-Oued, quartier d’Alger : [babɛlwɛd] > [babølu] > [babalu]. Pour ce qui est du sens dérivé péjoratif désignant une personne simple d’esprit, baballou serait à rapprocher de la locution adverbiale à la baballah, ‘n’importe comment, à tort et à travers’, qui est issue de l’expression catalane et/ou valencienne a la babalà, ‘à la hâte, sans ordre’ (cf., entre autres, Lanly, 1970, p. 53), a la babala en provençal, empruntée à l’arabe ala bab allah, ‘sur la porte de Dieu’, « une expression dont se servent les Arabes pour congédier les pauvres » (Mistral, 1979, p. 200). Un tel rapprochement sémantique peut s’expliquer du fait que la population européenne de Bâb-el-oued était dès le début de la colonisation essentiellement composée d’Espagnols.

BATTAÏNI ([bataijni]), surnom, appellation dépréciative utilisée à l’encontre des mozabites ; l’étymologie est incertaine pour battaïni. Jeanne Duclos propose l’hypothèse suivante : « Dans leur dialecte berbère, les Mozabites avaient l’habitude de demander : Bettah ouhini ? Qu’est-ce que c’est ? Car, venus du Sud, ils étaient ignorants des réalités citadines » (1992, p. 75). Battaïni en serait donc une déformation phonétique :

[3] – Régarre-moi ça, dais ! (dis) ti as pas vu ce p’tit maq’reau de battaïni il va lui mettre à ce grand babaô qui vient de la campagne que sûr et certain il débarque de Sidi-ben-Atchoun ; j’veux pas voir ça, moi, la honte il me vient d’êt’ Français.
[ … ]
– Manco je sais qu’est-ce que c’est qu’y me tient d’aller li fout’ une callbote !
– Laisse, va, Virgile, tu vas pas lui casser le travail, tout l’monde y faut qu’y mange, même les Bicots, conseille « Fartass », optimiste. (Achard, 1949, p. 30)

Battaïni est abrégé en batta par apocope :

[4] Un petit moutchou qui porte le charbon, il a voulu toucher une corbeille de bouillabaisse à le marché de Bablouette et une crape poileuse elle y a mordu un doigt. Comme la crape elle sortait la mousse de la bouche, on s’a porté le petit batta à l’Estitut Pasteur. (Musette, 1901b, p. 13)

BISOUCHE ([bizuʃ], ‘personne qui louche, qui voit double’, et par extension personne ‘qui voit mal’ (utilisé, entre autres, pour désigner une personne atteinte de strabisme) ; d’origine incertaine, bisouche pourrait provenir de l’arabe zouj, ‘deux’, besouj, ‘par deux’, l’espagnol bisojo ayant le même sens ; hypothèse intéressante de la part d’André Lanly :

[5] bizouch (bigle, atteint de strabisme divergent) n’est sans doute pas un mot arabe (mais provient plutôt de l’espagnol bisojo) : cependant son phonétisme peut s’expliquer, à notre sens, par un rapprochement populaire avec l’arabe [zuj], deux, prononcé ordinairement zouch. Le bizouch, qui regarde dans deux directions, est ainsi sans doute celui qui « [šuf bəz-zūj] » ou, comme on dit à Bab-el-Oued, qui a « des yeux qui se croisent les bras » (1970, p. 103).

Un rapprochement avec le français louche ne doit pas être exclu ; l’emploi adjectival est peu fréquent, sauf sous forme d’insulte :

[6] Qué bouffa qu’y se tient çuilà ! Va fangoule ! Tâche moyen de pas trop te fatiguer ! Ré’ar-moi le, il est bisoutche ! Crache-moi dessur si c’est pas vrai ! O l’amiti as vu ça ? Tu peux pas crier un peu doucement, pour voir ! (Roland Bacri, 1976)
[7] Il ne voyait pas le pain sur la table, ma mère lui demandait s’il était bizouche » (L’Écho de l’Oranie, N° 331, novembre-décembre 2010, p. 12)

BOVO ([bovo]), ‘individu niais, ahuri’ ; bovo est emprunté à l’espagnol bobo, ‘niais, sot’ ; la forme féminine correspondante est bova.

[8] Chaque fois qu’il en avait fini une, Angustias elle disait : – Qué bovo t’y es ! La grâce et toi c’est passé par la même porte non ! Quand l’heure des cadeaux elle est venue Martyrio elle l’y a sorti un petit sac en papier à Pépico. (Gilbert Espinal, 1985)
[9] – Que c’est compliqué s’exclama la grand-mère !...
– Le jeune homme y monte dans un taxi que par là, y passait.
– Derrière le piano ?
– Mais non ! Que t’y es bova ! Dans la rue... Y sort le revolver, y sort par la fenêt’ du taxi, y tire, la balle elle traverse le ganguester qu’il était avec la jeune fï et elle va se planter juste dans le cœur à la Lola ...
– Et Lola, quoi demanda la grand-mère ? (Espinal, 1980, p. 10)

CALAMAR ([kalamaʁ]), ‘seiche, sépia’ ; ‘bon à rien, maladroit (sens dérivé)’ > ‘idiot, imbécile’, calamar correspond au français standard calmar ; « calamar, nom valencien du « loligo vulgaris » dont on fait une grande consommation en Afrique du Nord » (Lanly, 1970, p. 150) serait à l’origine de calamar, tandis que calmar serait un emprunt à l’italien calamaro (cf., entre autres, TLFi à ce sujet) :

[10] Une supposition que les dotteurs y se fait cadeau la moitié de la journée de son travail à une famille de fout-la- faim, hein ! Plus que trois mois y boulotte tout ça qui li passe par la tête, sans marchander. Vinga des pommes d’amour, des bananes […], des zlabias, des pois siches […], des dattes de mer, des calamars, quès je sais pas ! (Musette, 1919, p. 2)

Calamar désigne aussi au sens figuré une personne idiote :

[11] – Quel air tu veux qu’elles z’ont, mes sardines? L’air pour qu’elles respirent même qu’elles sont plus dans la mer, calamar que ti’es?
– Comme ti’es poli avec tes clients, ma parole... (Bacri, 1988, p. 138)

COUGOUTSE ([kuguts]), ‘idiot, imbécile’ ; cougouste est plutôt relevé dans l’est de l’Algérie, principalement à Bône et Philippeville et proviendrait de l’italien cucuzza, ‘courge, citrouille’ (cf. aussi napolitain cucózza) ; le terme peut aussi être rapproché de l’ancien occitan cogot (ou coguos, coutz), ‘coucou’, mais aussi ‘cocu’, et du catalan cuguç, même sens (cf., entre autres, Lanly, 1970, p. 140) (< ancien catalan cugus) ; le glissement sémantique de cocu (insulte) à idiot est compréhensible. Une variante cougouste existe aussi.

[12] Vec cet homme, O cougoutse, y faut faire entention,
Pourquoi c’est toujours lui, quand ya les élections,
Qu’y fait voter les morts, en schkamb et tous d’attaque… (Edmond Brua, 2006, p. 159)
[13] cougouste, celle- là là que t’y as qu’à même du mal
Pour la confondre avec la cigale ;
De tout, ouai ! madame
De tout, ça va de la crevette à la matsam.
La matsam tu sais pas qué c’est ? Atso !
Avec toi y va y aouar du boulot... (Brua, 1938, p. 68)

COULO ([kulo]), ‘idiot, crétin’ (terme injurieux) ; coulo proviendrait de l’espagnol culo, ‘cul’ ; le sens initial du mot est ‘homosexuel’, d’où le sens dérivé ‘idiot, crétin’ aboutissant à cette insulte bien connue en français d’Afrique du nord, en pataouète ; une variante graphique coulot existe.

[14] Légère baroufa subite au sujet des prochaines élections municipales.
– Ferme-ça, coulo !
Le mot est plutôt risqué entre Algériens. Pôh ! Il passe avec une lampée du petit lait à relent d’anis. (Duchêne, 1929, p. 571)
[15] On entoure un bichonné, un « chouchou », on le menace ; déjà ses gants ont disparu. Un père gourmande les gosses qui protestent et accusent :
– Ce bâtard de curé il lui a donné une image dorée, à ce coulot-là !
– Et à nous autres, zouaviss ! (Paul Achard, 1949, p. 151)

FIGA ([figa]), ‘figue’ ; b) ‘sexe féminin’ (sens dérivé) ; dans le Dictionnaire de la langue franque ou petit mauresque [...], à l’usage des Français en Afrique (Marseille, éd. Feissat et Demonchy) de 1830 on relève « figue = figa » (p. 35) ; le terme est donc connu dès 1830 en Afrique du Nord ; la datation 1830 est celle que l’on retient par conséquent pour figa, emprunté à l’espagnol catalan et/ou valencien, voire majorquin figa, aussi bien au sens propre que figuré ; le terme est aussi présent sous la forme figo en provençal et en portugais (latin ficus), ce qu’indique Frédéric Mistral (1979, p. 113). L’exclamation la figa de ta ouella ! ‘la figue de ta vieille !’ est une insulte obscène couramment employée ; on peut tout aussi bien dire la figue à ta ouella ! qui est une variante tout aussi courante.

[16] – La figue à ta ouella, spèce de micanicien de mes smouguès ! Pourquoi ti attends pas que je m’ai
assis pour foute le camp ? Ma peau y te faut ou quoi ; parle ici ?
– Mà qué difficile ti es, oh Canca ! Oilà je stope. Ti es content ? (Musette, 1928a, p. 2)

KLEB ([klɛb]), KLEBS ([klɛbs]), ‘chien’ (klebs, forme plurielle, peut être aussi parfois utilisée au singulier) ; pour Hector France, cleb est de l’« argot populaire rapporté par les troupiers d’Afrique » (Dictionnaire de la langue verte, archaïsmes, néologismes, locutions étrangères, patois (1907, p. 56)). Lazare Sainéan note que de cleb « on en a tiré le dérivé : cléber, ‘manger’, c’est-à-dire dévorer comme un chien, à côté de clebjer, ‘manger’ et que ce verbe « se lit déjà dans un glossaire argotique de 1840 » (1915, p. 156, note 1). De ce fait on peut donc attribuer la datation 1840 à kleb(s) qui serait soit la métathèse de l’arabe maghrébin kǝlb, même sens (arabe classique kalb) : ([kǝlb]) > ([klǝb]) > ([klɛb]), soit un emprunt à l’arabe maghrébin klab (arabe classique kilâb), pluriel de kelb (cf., entre autres, Lanly, 1970, p. 55). Beni kelb est une insulte signifiant ‘fils de chien’.

[17] Il a du culot, ce beni kelb ! s’écrie Romaine. Remémore-toi la froideur insultante avec laquelle ce cahouète et sa smala nous accueillirent à ta prise de fonctions (Randau, 2007, p. 29)

MABOUL ([mabul]), ‘fou’, en 1830 on relève dans le Dictionnaire de la langue franque ou petit mauresque [ … ], à l’usage des français en Afrique, Marseille, Imprimerie Feissat et Demonchy, p. 36 : « fou, folle maboul » ; la datation 1830 peut donc être attribuée à maboul, qui est emprunté à l’arabe mahbūl, ‘fou, stupide’, par l’intermédiaire du sabir et de l’argot militaire de l’armée d’Afrique :

[18] Le peupe, à peu à peu, y vient pareil à des mionnaires de l’Amérique que de si tant qui sont riches, on sait plus comment y faut faire pour dépenser la caillasse. Pas pour dire va, mais le monde plus y vient savant plus y vient maboul. (Musette, 1906, p. 173-174)
[19] – Vous n’êtes pas un peu mabouls ? A quoi vous jouez, encore? Au cirque Amar ? Espèces de misérables, pendant que votre mère s’esquinte... C’est dimanche prochain, la fête des Cabanes, pas aujourd’hui ! (Roland Bacri, 1988, p. 185)

LA MORT DE … OS(S) ? juron consistant à souhaiter la mort d’une personne pouvant servir le cas échéant d’insulte (cf. exemples ci-dessous) (à noter que os(s) est prononcé [ɔs] en non pas [ɔ] dans ce cas) ; pour André Lanly, « on jure aussi sur les morts ou comme on dit, « on jure des morts ». On maudit les ascendants de quelqu’un jusque dans la tombe. Puis, on en est venu à tout maudire sous la formule la mort de... » (1970, p. 159) ; la mort des os ! et la mort de tes morts ! sont deux des formes retenues par André Lanly (ibid.).

[20] – Pas pour chiner, mais pluss que dedans l’ancien temps tu es venu maltais et dimi. Qué français que tu te parles ! Ho ? Réponds, la mort de tes oss ! Aucun y comprend ça que tu blagues ; c’est malheureux ! (Musette, 1928b, p. 2)
[21] – La mort de leur os à ces automobiles, à ces mécaniques et tout. C’est comme le Salvator, à l’Amirauté : maintenant il a une canotte à moteur, qu’il me mange à moi tout le bénéfice… (Janon, 1935, p. 5)

NAP ([nap]), ‘napolitain’, ‘idiot’ (insulte) ; nap est obtenu par apocope de napolitain : [nap(olitɛ̃)] > [nap] ; la forme plurielle naps est souvent utilisée comme singulier, plus particulièrement quand il s’agit d’une insulte ou d’un sobriquet. Le français argotique emploie Napo et non Nap(e) ; Napos est aussi utilisé au singulier.

[22] Quinze naps y vont s’atteler à râper le fromage vec des persiennes dedans les plats en zinc qu’on fait la douche. (Musette, 1901, p. 13)
[23] – Laisse-moi que je descends à terre, c’est mieux. A pattes, je marche à présent, j’m’en fouts.
– Atso ! Tu parles sérieux ou non ? Monte, bougue de naps ti es !
– Un père de famille comme moi, il a pas le droit qui monte en côté de un endévidu qui connaît rien dedans les trucs qu’y a dedans les automoubiles… (Cagayous, 1928, p. 2)[3]

NARDINE MOUK ([naʁdinmuk]), ‘que la religion de ta mère soit maudite !’ (insulte) ; nardine mouk provient de l’arabe maghrébin lān dīn ‘umuk ou nāl dīn muk, ‘maudite soit la religion de ta mère’ (arabe ‘lʿan dīn ‘ummek, même sens). Elle est du même registre que les expressions nɛal dīnek, ‘maudite soit ta religion’ ou nɛal dīn buk, ‘maudite soit la religion de ton père’, qui sont plus injurieuses que inɛal bük ou inɛal immâk, ‘maudit soit ton père/ta mère’, car ces deux dernières ne mettent pas en jeu la religion (dīn) (cf., entre autres, à ce sujet Aline Tauzin (Tauzin, 2008, p. 17-18)).

[24] – Bête et tout tu es, spèce de patcho ! Personne y t’a dit que Kaddour y a foutu sa faca dans le mou ? Les va-nu-pieds qui jouent à la galline en devant l’école tous y savent et toi tu sais pas ! Crrr ! Naâd din’ immek ! Et ça à cause que... (Randau, 2007, p. 104)

Nardine bebek, ‘maudite soit la religion de ton père’ est une variante aussi très utilisée :

[25] Et ce furent de nouvelles charges où passaient des malédictions épouvantées :
Naaldine bébeck !... Kelb !... (de Téramond, 1925, p. 4)

PATOS(SE) ([patɔs]), ‘Français de France’ (terme péjoratif) ; l’hypothèse, selon laquelle patos serait un emprunt à l’espagnol pato, ‘canard’, est proposée par André Lanly (1970, p. 52, note 5 de bas de page) ; celle-ci est reprise par Jeanne Duclos qui indique que patos « pourrait provenir de l’espagnol pato, pl. patos « canard » mais aussi de patoso « sot » ou de l’espagnol catalan et/ou valencien patós « raseur » » (Duclos, 1992, p. 114) :

[26] Nous sommes à Marseille, il fait nuit, mais ya des lumières partout et des gens dans la rue ! Personne pour vous coller au mur et vous tâter les poches. On peut même aller « taper » la bouillabaisse sur le port, sans avoir d’explications à donner puisqu’on a des sous. Au contraire, on laisse un bon pourboire aux patos et i nous font des courbettes, et i nous lèchent la main. Et puis, on prend une voiture et on fonce sur Paris, le pied calé sur l’accélérateur, et on se dit qu’on est libre, que les embuscades, les barrages, le couvre-feu, ça n’a jamais existé. (Lœsch, 1965, p. 22)

TCHOUTCHE ([tʃutʃ]), ‘imbécile, idiot, benêt’, le terme tchoutche, présent au XIXe siècle dans tout le pourtour de la Méditerranée, acquiert dès l’époque un statut pan-méditerranéen, ce qui est confirmé par le fait qu’on peut le relever, entre autres, en provençal sous la forme chóuchou, qui désignait une « grosse anguille de qualité inférieure, habitant les étangs de l’Hérault » et en langage enfantin le cochon (Mistral, 1979, p. 552), mais aussi en italien (ciuco, ‘âne’, ‘bourricot’) et en sicilien (ciuciuni, ‘imbécile’). Tchoutche peut être aussi rapproché de l’adjectif espagnol chocho, ‘gâteux’ (langage familier) ; le terme a été introduit en français d’Afrique du Nord essentiellement à partir de 1830, date du début de la colonisation effective de l’Algérie et de son peuplement par une immigration venant des rives du nord et espagnoles de la Méditerranée ; la datation 1830 pour tchoutche est de ce fait justifiée :

[27] – Et alorss ! Quès tu crois, un tchouche je suis, ho ? T’en fais pas on te dit, va ! Au jor d’aujord’hui, le système débrouille ça marche prémier. Ça se voit que ti es pas à la coule, vieux frère ! (Musette, 1928c, p. 2).

TRAMOUSSE ([tʁamus]), ‘graine de lupin saumurée’. Terme typiquement pied-noir, tramousse est emprunté au catalan tramús et/ou à l’espagnol valencien tramuç, même sens (cf. aussi espagnol altramuz, issu lui-même de l’arabe andalou attarmús, et portugais tremoço) :

[28] Ils partageaient alors, non sans discussion avec le petit Jean, les gros berlingots à la menthe, les cacahuètes ou les pois chiches, séchés ou salés, les lupins appelés tramousses ou les sucres d’orge aux couleurs violentes que les Arabes offraient aux portes du cinéma proche, sur un éventaire assiégé par les mouches et constitué par une simple caisse de bois montée sur roulement à billes. (Camus, 1994, p. 50)

Au sens figuré tramousse signifie ‘galopin’, ainsi que le montre l’exemple suivant :

[29] Et la bousculade cessait, les élèves, dont Monsieur Bernard était craint et adoré en même temps, se rangeaient le long du mur extérieur de la classe, dans la galerie du premier étage, jusqu’à ce que, les rangs enfin réguliers et immobiles, les enfants silencieux, un « Entrez maintenant, bande de tramousses » les libérait… (Camus, 1994, p. 50).

TRONC DE FIGUIER, terme péjoratif, insulte (à connotation raciste) désignant un indigène musulman. L’immobilité attribuée de manière méprisante aux indigènes constitue une des hypothèses relatives à l’origine de la locution tronc de figuier ; autre hypothèse : tronc serait à rapprocher de tronche, ‘visage’, et la couleur du tronc du figuier serait associée par analogie de couleur à celle de la peau des indigènes (cf., à ce sujet, entre autres, Duclos, 1992, p. 144). Tronc de figuier est souvent abrégé en tronc :

[30] Ah ! nous sommes des « troncs de figuier » ! Eh, bien, sachez que moi, H. Chekiken, moi et pas un autre, j’ai, de mes blanches mains, contribué personnellement à la défaite de M. Duroux... ». (L’Écho d’Alger, 6 mai 1928, p. 1)
[31] Hier j’y ai donné trois quat’ coups d’têt’
Au coin de la rue Lalahoum
A un tronc d’figuier d’Bablouett’
Çuila qui vend l’hadjeb sekkhoum (Achard, 1949, p. 209).

Conclusion

Une analyse linguistique d’un certain nombre de termes et expressions du pataouète, qui est une variété du français pied-noir d’Algérie apparue et parlée, entre autres, à Alger pendant la colonisation de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, est présentée dans cet article. Celle-ci, illustrée par des exemples tirés de textes littéraires datant essentiellement de l’époque coloniale, confirme que les discours caractéristiques du pataouète utilisent un nombre relativement important de termes particuliers, étrangers francisés ou non, comme il est souvent d’usage en français pied-noir d’Algérie, en pataouète.


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* Jean-Pierre Goudaillier, professeur émérite de l’Université de Paris (Paris Descartes). Ses travaux de recherche actuels se situent pour l’essentiel dans les domaines lexicographique et argotologique et sont consacrés d’une part aux usages périphériques non normés des langues, plus particulièrement du français contemporain des cités (FCC), analysés dans le cadre d’une argotologie générale, d’autre part aux pratiques linguistiques des soldats de la 1ère guerre mondiale. Il publie en 1997 à Paris la première édition de Comment tu tchatches ! Dictionnaire du Français Contemporain des Cités (FCC) chez Maisonneuve & Larose (nouvelle édition augmentée parue en novembre 2019 : Maisonneuve & Larose / Hémisphères). De 1990 à 1999, il exerce les fonctions de Directeur de l’U.F.R. de Linguistique Générale et Appliquée de l’Université René Descartes de Paris et de 1999 à 2007 celles de Doyen de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales – Sorbonne de l’Université Paris Descartes.


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Journaux

L’Écho de l’Oranie, N° 331, novembre-décembre 2010


Notes

  1. 1 Pour les termes pataouètes employés par Albert Camus dans ses écrits voir Goudaillier, 2020.
  2. 2 Frank-Francis Barclay, Les français en Algérie : amour et vengeance, Paris, Dubuisson, 1853.
  3. 3 Cagayous est un des pseudonymes utilisés par Auguste Robinet (alias Musette) pour signer ses articles, entre autres, dans L’Écho d’Alger.