ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 20(1) 2025

DOI: https://doi.org/10.18778/1505-9065.20.1.05

Entrer chez Lil Boël. Monstration dans la préface de la Fosse Commune des Misères (1942)

Anne Gensane*

logo ORCID https://orcid.org/0000-0002-7747-4509
Université d’Artois
anne.gensane@univ-artois.fr

RÉSUMÉ

La française Lil Boël, de son véritable nom Héloïse Émilienne Bricoteaux (1900-1982), en dehors de sa brève carrière d’actrice et de scénariste au cinéma (de 1947 à 1950), a aussi produit une œuvre littéraire. Nous nous intéressons ici à son unique recueil de poèmes publié, la Fosse commune des misères (1942), dans lequel elle nous invite : « Entrez, fouillez !... C’est tout mon cœur ». Nous proposons plus spécifiquement l’analyse du poème constituant sa préface où elle assume le rôle d’auteure de ce recueil ; chaque poème suivant met en scène la parole d’un personnage unique, incarnant des voix diverses issues de la misère sociale. Dans un premier temps, nous relèverons les procédés sémantiques et morphologiques employés par l’auteure pour désigner ses propres poèmes et les individus qu’elle décrit. Dans un second temps, nous discuterons de la manière dont l’auteure utilise les stigmates et les instrumentalise pour, à la manière d’une « montreuse de foire », exposer et mettre en valeur sa « fosse commune des misères ». Cela soulève une question plus large sur la fonction de l’écriture argotique et de la stigmatisation dans son œuvre, et sur la façon dont Lil Boël parvient à transformer des éléments de marginalité et de souffrance en un langage poétique porteur de sens et d’émotion.

MOTS-CLÉS – Poésie, Lil Boël, stigmate, procédés linguistiques, outsiders

Enter Lil Boël’s World. Shown in the Preface to La Fosse Commune des Misères (1942)

SUMMARY

The French author Lil Boël, whose real name was Héloïse Émilienne Bricoteaux (1900-1982), apart from her brief career as an actress and screenwriter in cinema (from 1947 to 1950), primarily produced literary work. Here, we focus on her sole published poetry collection, La Fosse commune des misères (1942), in which she invites us: “Enter, search! … It is all my heart”. More specifically, we will analyse the poem that serves as the preface, where she assumes the role of the author of this collection; each subsequent poem features a unique character, embodying various voices emerging from social destitution. Initially, we will examine the semantic and morphological techniques used by the author to designate her own poems and the individuals she describes. Secondly, we will discuss how the author utilised stigmas and instrumentalised them in the manner of a “freak-show exhibitor,” exposing and highlighting her “common pit of miseries.” This raises a broader question about the role of slang and stigmatisation in her work, and how Lil Boël managed to transform elements of marginality and suffering into a poetic language that carries both meaning and emotion.

KEYWORDS – Poetry, Lil Boël, stigma, linguistic processes, outsiders

Introduction

Cette étude s’intéresse à la démarche de Lil Boël qui fait usage de l’argot dans sa production littéraire, en prenant en compte une idée fondamentale liée à l’imaginaire collectif : à savoir que les variétés non standard de la langue sont fréquemment perçues comme des déviations ou des mauvais usages. Louis-Ferdinand Céline, ayant lui aussi recours à ces pratiques linguistiques, affirmait que « l’argot est fait pour exprimer les sentiments vrais de la misère » (Saurin, 2010 : 84). Cette parole déviante, tant dans sa forme que dans ses significations, est présente dans les écrits de Lil Boël, qui utilise des expressions péjoratives pour mettre en évidence la marginalité des individus et des situations qu’elle décrit.

Notre analyse s’articulera en deux étapes. Dans un premier temps, nous examinerons le lexique spécifique à l’argot employé par l’auteure en croisant les définitions issues de plusieurs sources lexicographiques : le Dictionnaire de l’Argot et du français populaire de Colin, Mével et Leclère (désigné ici communément sous le terme « Colin »), le Larousse, le Robert en ligne (désigné comme le « Robert ») et le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (désigné par le sigle « CNRTL »). Ensuite, nous étudierons la manière dont Lil Boël exploite le stigmate linguistique pour, à la manière d’une « montreuse de foire », rendre visibles les souffrances des individus marginalisés et exposer sa « fosse commune » des misères.

En somme, la question centrale de notre réflexion sera la suivante : comment l’auteure, en recourant à un parler non standard et à des expressions péjoratives, parvient-elle à produire un discours qui met en valeur les figures de la misère qu’elle désigne ?

1. Présentation générale

Dans cette première section, nous procéderons à une présentation de l’auteure et à une contextualisation du texte que nous analyserons.

1.1. Lil Boël

Lil Boël, née Héloïse Émilienne Bricoteaux en 1900 à Lisieux et décédée dans cette même ville à l’âge de 82 ans, demeure une figure littéraire relativement méconnue. Peu d’informations sont accessibles au public concernant sa vie et son œuvre. Il convient de noter que son nom d’artiste est parfois mal orthographié, comme en témoigne l’exemple de Robert Desnos, qui la mentionne dans ses carnets sous le nom de « Lil Bohel » (Desnos, 2010). Cette erreur souligne l’absence de reconnaissance uniforme de son travail, bien que Desnos, poète de renommée, ait exprimé une grande admiration pour son œuvre.

Deux journaux datant de 1941 et 1944 apportent néanmoins un éclairage intéressant sur sa notoriété publique à l’époque. Selon le journal L’œuvre (1941), cette reconnaissance fut en partie rendue possible grâce à Lucienne Delforge, pianiste et critique française, dont la rencontre fut qualifiée de « providentielle », ainsi qu’à Maurice Chevalier, chanteur et acteur français. À cette époque, les journalistes la surnomment « la Madone des clochards », une appellation renforcée par le témoignage de Bertrand Fabre, journaliste pour Vedette en 1944, qui la décrit ainsi : « Des yeux pâles et gonflés, des paupières usées et rougies par les larmes et la tristesse : un visage de madone » (Fabre, 1944).

L’œuvre littéraire de Lil Boël comprend plusieurs publications, dont un roman intitulé Cligne d’un (1948), le recueil de poèmes qui nous intéresse, publié en 1942, et un ouvrage consacré à la poésie d’André Lo Ceslo (1973). Elle participa également à l’élaboration du recueil collectif Au temps de la misère Stalag I B (1946). D’après l’éditeur suisse Mont-Blanc, elle aurait rédigé au moins deux autres romans et un recueil supplémentaire de poèmes. Par ailleurs, sa carrière s’étendait au-delà de la littérature : selon la Bibliothèque Nationale de France, elle a aussi exercé les métiers de parolière, actrice et scénariste dans le domaine cinématographique.

1.2. Le poème

Notre étude se concentre exclusivement sur le recueil de poésie publié par Lil Boël, intitulé Fosse commune des misères (1942), dont le titre revêt une signification symbolique forte.

Nous proposons ici l’analyse du poème introductif, dans lequel l’auteure invite le lecteur à pénétrer dans son univers intime : « Entrez, fouillez !... C’est tout mon cœur ». Chaque poème suivant met en scène un personnage fictif, incarnant une figure particulière de la misère sociale et humaine.

Il convient de préciser que ce poème ne constitue pas une forme figée. Il est composé de 57 vers écrits en octosyllabes, avec des rimes croisées (ABAB, CDCD). Aucune séparation physique n’est opérée entre les quatrains, ce qui confère à l’ensemble une certaine fluidité formelle. Pour autant, la conclusion du poème ne se compose pas de quatre vers mais de cinq, offrant une forme de rimes embrassées inédites (ABAAB). Cette particularité pourrait être interprétée comme un appel, soulignant une difformité apparente, manifestement intentionnelle, pour prodiguer un dénouement saisissant. Il est également pertinent de noter l’utilisation d’une répétition – « c’est » – en première hémistiche des trois premiers vers, renforçant le rythme et l’impact de l’ouverture du recueil de poèmes.

53 C’est un dépotoir des colères,

A

54 c’est les pas-perdus des douleurs,

B

55 c’est la foss’ commun’ des misères,

A

56 l’hangar aux vieill’s croix d’un cim’tière...

A

57 Entrez, fouillez !... C’est tout mon cœur.

B

Le poème peut être divisé en deux parties distinctes. Dans un premier temps, Lil Boël évoque ses souvenirs d’enfance et livre les impressions qu’elle ressent au contact du malheur, de la tristesse et de la misère. Elle met en lumière son vécu personnel, exposant un univers intime marqué par ces expériences. Dans un second temps, l’auteure se tourne davantage vers son ouvrage et les personnages qu’elle y met en scène, élargissant ainsi le propos à l’ensemble de son recueil, tout en approfondissant les thématiques de la souffrance et de la marginalité.

2. Analyse

L’analyse portera d’abord sur l’ensemble des expressions choisies par l’auteure pour désigner les individus dans ses poèmes, avant de se concentrer sur ceux qu’elle emploie pour désigner son propre ouvrage. Chaque syntagme nominal désignant les individus et l’œuvre présent dans les 57 vers a donc été recensé et analysé selon les catégories de langue standard et non standard, en recourant aux dictionnaires appropriés pour en vérifier les nuances et les usages. Enfin, une interprétation sera proposée concernant l’usage que fait Lil Boël de la stigmatisation, qu’elle génère à travers son écriture.

2.1. Les individus

Nous relevons 11 expressions lexicales désignant les individus, que nous reportons dans le tableau 1.

La première fois que l’auteure désigne les individus qu’elle évoquera tout au long de son recueil, c’est avec l’usage redondant des marques pronominales possessives « mes » et « à moi » (1). Cette répétition de l’appropriation met en lumière la charge émotionnelle dont fait preuve Lil Boël au contact des dits « gueux » (6), terme désignant la condition de pauvreté extrême – un individu « vivant d’aumônes » ou « digne de mépris » (Robert).

Tableau 1. Désignation des individus
(1) MES TYP’S À MOI vers 34
(2) DES LOCQU’TEUX vers 34
(3) DES CLODOCH’S vers 35
(4) DES PAS-GRAND-CHOSE vers 35
(5) DES TOUT-MEURTRIS vers 36
(6) LES GUEUX vers 44
(7) DES PAUV’S GUEUL’S EN LAM’ DE RASOIR vers 50
(8) DES MATERNELL’S vers 51
(9) DES CŒURS MALADES vers 51
(10) DES RATÉS vers 52
(11) DES ANG’S DE TROTTOIR vers 52

Les figures de style les plus fréquemment employées ici sont la métaphore et la métonymie, ce qui n’est guère surprenant, car l’argot comme la poésie s’y prête particulièrement bien. Ainsi, l’emploi métonymique de « loqueteux » (2) renvoie à un individu « vêtu de loques » (Robert). L’adjectif « pauvre », qualifiant « gueules » (7), frôle l’insulte : utilisé devant certains noms, il devient injurieux, comme dans l’expression « pauvre type », mais il suscite également la pitié. La métaphore finale (« pauv’s gueul’s en lam’ de rasoir ») évoque la maigreur et les traits anguleux. Par ailleurs, quatre autres images méritent d’être notées :

Observons désormais le mot « clodoch’s » (3). Le suffixe « -och » est un suffixe argotique. Le mot est construit à partir de « clochard », portant lui-même le suffixe argotique : « -ard ». Il existe également la forme « clodo » ayant subi une troncation, plus couramment utilisée selon le Colin[1]. Selon le Robert, ce mot désigne notamment une « personne socialement inadaptée ».

Enfin, deux unités lexicales reliées par des tirets se distinguent : « des-pas-grand-chose » (4) et « des tout-meurtris » (5). La première (4), invariable, qualifie un acte ou une chose dénuée d’intérêt. Par extension, ce terme désigne de manière péjorative une personne ne « méritant » pas d’attention (Larousse). Quant à « meurtrir » (5), il est à comprendre ici au sens figuré, signifiant « blesser moralement »

2.2. L’ouvrage

Concentrons désormais notre attention sur la désignation de l’ouvrage-même de Lil Boël. Nous présentons les 15 entrées identifiées à partir du tableau 2.

Tableau 2. Désignation de l’ouvrage
(1) TOUT’S LES VIEILL’S PLAINTES QUI TRAIN’NT SUR LES PAVÉS D’PARIS vers 29-30
(2) DES SORT’S DE COMPLAINTES vers 31
(3) DES CHANSONS vers 32
(4) ÇA SENT PAS LA ROSE vers 33
(5) Y A TROP D’LARM’S DANS CES CHANSONS-LÀ vers 38
(6) LES PLUS P’TITES PEINES vers 43
(7) MES POÈMES vers 45
(8) TOUT C’QUI GROND’ DANS EUX vers 46
(9) MÊM’ LEURS JURONS ET LEURS BLASPHÈMES vers 47
(10) TOUT’S LES JÉRÉMIADES vers 49
(11) UN DÉPOTOIR DES COLÈRES vers 53
(12) LES PAS-PERDUS DES DOULEURS vers 54
(13) LA FOSS’ COMMUN’ DES MISÈRES vers 55
(14) L’HANGAR AUX VIEILL’S CROIX D’UN CIM’TIÈRE vers 56
(15) TOUT MON CŒUR vers 57

Le syntagme « les pavés de Paris » (1) fait écho à un cliché, tandis que l’expression finale joue sur ce lieu commun. Une personnification des plaintes se fait jour dans le poème. De manière similaire à l’utilisation du terme « pauvres », cette plainte ne fait pas nécessairement référence à l’âge, mais plutôt à son état : il s’agit d’une plainte en déclin, à l’image de ces « sortes » de complaintes (2), qui sont imparfaites et inachevées.

En désignant ses poèmes, Lil Boël recourt aux mêmes procédés linguistiques que lorsqu’elle désigne les individus : les images jouent un rôle central. L’expression populaire « ne pas sentir la rose » (4) renvoie à un dégoût olfactif. Le mot « rose », porteur d’une forte charge symbolique, qu’il désigne la fleur ou la couleur, apparaît à trois reprises dans le poème, nourrissant à la fois des images positives et négatives[2].

La « jérémiade » (10), nom familier désignant une lamentation importune (Robert, Larousse, CNRTL, absent du Colin), est une référence à un épisode biblique[3]. Ces larmes, également présentes en (5), viennent renforcer la notion de plainte excessive. Les poèmes (7) sont eux-mêmes qualifiés de « chansons » (3), dans lesquelles ces plaintes se déversent, engendrant « trop » de larmes (5). En somme, Lil Boël décrit ses poèmes comme des éléments qui « traînent », se « plaignent », pleurent et dégagent une odeur nauséabonde. Ils sont décrits comme perturbateurs. Plus précisément, plus que ses poèmes, elle désigne ce qu’elle a écrit des individus susnommés : leur colère, ce qui « gronde dans eux » (8).

Une série d’images supplémentaires vient enrichir cette représentation. Le terme « dépotoir » (11) est un lexème familier lorsqu’il est pris dans son sens figuré (Robert), désignant un lieu où sont jetés des objets de manière désordonnée. Ici, il désigne un espace où s’entassent les colères et les rages des individus. La « salle des pas-perdus » (12) – les « pas-perdus », par ellipse –, expression faisant référence à un lieu public d’attente ou de passage, devient, par extension, l’endroit où se retrouvent les personnes démunies, qui attendent sans but précis[4]. Les « pas-perdus des douleurs » [5] désignent ainsi l’espace où les miséreux, les endoloris, vivent dans l’attente, sans espoir ni direction.

Lil Boël évoque également la « fosse commune » (13), titre même de son recueil, qui désigne un lieu où sont collectivement entassés les corps des morts, à l’image du « dépotoir » (11) précédemment cité. Par cette métaphore, elle suggère que dans son ouvrage, les misères et les miséreux, mais aussi les « vieilles croix » (14) sont entassés, comme des corps morts abandonnés. Si cet endroit peut être perçu comme maudit, il constitue avant tout une image lugubre de l’abandon et de l’oubli. Pourtant, l’auteure affirme que c’est « tout (s)on cœur » (15) qu’elle dépose dans cette fosse, signifiant ainsi la sincérité de son engagement. Plus tôt dans le poème, le « cœur malade »[6] renvoyait déjà à une image de souffrance, et la répétition des lexèmes « cœur » et « rose » dans ce contexte souligne leur valeur symbolique : des valeurs émotionnelles et axiologiques fortes, qui imprègnent l’ensemble du poème introductif. En (9), Lil Boël, surnommée la « madone aux anges de trottoirs », explique enfin qu’elle adopte le langage des marginaux, en acceptant « leurs jurons » mais aussi « leurs blasphèmes ». Dans le cadre de l’œuvre de Lil Boël, il convient de considérer la place de la religion chrétienne, qui occupe un rôle significatif.

2.3. Stigmate

Dans l’Antiquité, le stigmate désignait la marque laissée par un fer rouge, symbolisant l’isolement de celui qui le portait. Par le biais de la référence religieuse, les stigmates sont à considérer comme les plaies du Christ crucifié ; certains mystiques sont également dits porteurs de ces marques. Dans ce contexte, ces marques ne sont donc pas intrinsèquement négatives.

Le parler non standard que Lil Boël emploie devient une véritable marque d’appartenance à une classe sociale, en tant qu’il constitue un trait d’habitus social. Les pouvoirs linguistiques qu’elle exerce transforment son écriture en une écriture-stigmate. Cette utilisation du langage remplit plusieurs fonctions : elle est connivente et identitaire, mais également expressive et émotive. Il s’agit bien d’un langage déviant : s’écartant de la norme, il fait du locuteur un outsider linguistique[7]. Lil Boël, consciemment, choisit de donner voix aux récits des « gueux » et des « loqueteux » [8] à travers leurs propres mots.

D’autres aspects du langage employé par l’auteure peuvent être vus comme des stigmates d’une pratique linguistique aux frontières de la déviance. Par exemple, une graphie atypique est remarquable dans le texte. Nous notons l’apparition d’apostrophes qui fragmentent certains mots, renforçant ainsi l’aspect oral du discours pourtant écrit :

2 comm’ les goss’s d’imagination
11 L’pressentiment a t’nu parole
15 Ell’ d’vinait qu’ça m’rendait pensive

La poésie, par sa nature, est un art graphique : elle s’écrit. À cet égard, Jean-Louis Joubert cite Saint John Perse, qui se déclarait « hostile à toute récitation poétique », estimant que celle-ci risquait de « fausser la portée de l’écrit » (Joubert, 2015 : 93). Nous soutenons que, dans le cas de Lil Boël, la graphie, telle qu’elle est utilisée dans son recueil, peut être perçue comme des stigmates visibles, témoignant d’une possible folie linguistique.

L’auteure choisit de répéter deux fois l’expression « Qui qu’en veut ? », une phrase que nous interprétons comme une forme d’agression dirigée contre le lecteur. Cette répétition n’est pas seulement un procédé stylistique, elle crée également une tension qui interroge la relation entre le message donné de l’écriture et son destinataire. Elle introduit une dynamique où la poésie ne se contente pas d’être reçue passivement, mais où elle provoque.

3 Qui qu’en veut ?... Ça sent pas la rose,
34 mes typ’s à moi, c’est des locqu’teux,
35 c’est des clodoch’s, des pas-grand-chose
36 et des tout-meurtris... Qui qu’en veut ?
37 Qui qu’en veut ?... J’dis ça pour de rire,
38 y a trop d’larm’s dans ces chansons-là

Lil Boël fait référence aux « larmes » tout en affirmant avant cela qu’elle parle « pour rire », une affirmation qui introduit une tension entre des sensations antithétiques. Ce jeu entre la douleur exprimée par les pleurs et le rire suggère une ambivalence émotionnelle complexe, où la souffrance et l’ironie se mêlent. Cela produit ainsi une réflexion sur la nature contradictoire de ses émotions vécues face à la misère qu’elle conçoit et renforce la provocation motivée de l’auteure à l’égard de son lecteur. C’est le cas, dans une autre mesure, lorsqu’elle parle de soulagement (45).

42 quand mon cœur v’nait jusqu’à mes yeux
43 en écrivant les plus p’tit’s peines,
44 parc’ que j’les comprends, moi, les gueux.
45 Ça m’soulag’ que dans mes poèmes
46 j’aye écrit tout c’qui grond’ dans eux,

Lil Boël semble en effet éprouver un certain apaisement à travers l’expression de la misère des « gueux ». En mettant en mots cette souffrance, elle s’affranchit d’une lourde contrainte émotionnelle, trouvant un réconfort dans l’énonciation de l’horreur. Cette catharsis par l’écriture apparaît comme un moyen de se libérer des tourments, en externalisant une douleur qu’elle semble partager avec ceux qu’elle dépeint. Nous soutenons qu’elle participe également à la provocation d’une certaine inquiétude chez le lecteur.

Enfin, l’auteure semble se tenir aux bords de la folie lorsqu’elle lance l’injonction « Entrez, fouillez ». Cette phrase suscite une interrogation : est-ce une invitation ouverte, ou bien un ordre – divin ? – imposé au lecteur ? La tonalité de cette déclaration entre dans une zone floue, oscillant entre le commandement presque agressif et l’appel conniventiel, ce qui renforce, encore, l’ambiguïté du pouvoir qu’elle exerce à travers son écriture.

57 Entrez, fouillez !... C’est tout mon cœur.

3. Discussion et conclusion

De l’argot. Nous avons proposé une interprétation des « marques » déviantes comme autant de stigmates présents dans ce poème. Pour conclure, il nous faut tout d’abord souligner que l’écriture de Lil Boël est « marquée » par une certaine oralité que nous pourrions qualifier de populaire voire d’argotique. De même, un relevé onomasiologique des termes employés a notamment permis d’identifier une série d’images et de métaphores qui traversent le recueil, caractéristique importance des pratiques argotiques[9]. Afin d’approfondir cette analyse, nous proposons d’illustrer les possibilités d’interprétation argotographique de six lexèmes extraits du texte, chacun étant marqué comme « non standard » ou « populaire » dans l’un des quatre dictionnaires consultés au cours de notre étude.

Synthèse des marques lexicographiques
Illustration 1. Synthèse des marques lexicographiques

Les marques lexicographiques des termes relevés dans ce recueil soulèvent en effet plusieurs interrogations quant à leur classification. Certains mots sont notés comme familiers, argotiques populaires, ou vieillis, littéraires dans les dictionnaires que nous avons choisis[10].

En ce qui concerne le terme « types », il est systématiquement noté comme familier dans les dictionnaires consultés (Robert, CNRTL, Larousse et Colin). En revanche, l’expression « ratés », bien qu’attestée dans le Robert et le Larousse, n’apparaît comme étant familière que dans le CNRTL, et est absente du Colin. Quant à « gueule », ce terme est qualifié de familier par le Robert et le Larousse, mais le Colin le classe comme argotique. Le Larousse y ajoute également la marque populaire, tandis que le CNRTL et le Colin optent pour cette même qualification. Une autre particularité est l’entrée « maternelle », qui, selon le CNRTL et le Colin, est une expression argotique, mais absente du Robert et du Larousse. Par ailleurs, le mot « gueux » est marqué comme vieilli dans le Robert, littéraire dans le Larousse, et il est non marqué dans le CNRTL. Enfin, bien que le terme « jérémiade » soit inscrit comme familier dans le Robert, le Larousse et le CNRTL, il est absent du Colin.

Ce bref exposé met en évidence l’importance des recherches encore nécessaires dans ce domaine. Il semblerait pertinent de repenser les marques lexicographiques afin d’éviter qu’elles ne deviennent des « fossiles » (Polická, 2011 : 21) difficiles à interpréter, notamment pour les apprenants de langue maternelle étrangère.

Outre les termes désignant les individus et les poèmes, certaines expressions non standard retiennent notre attention, telles que « goss’s », « bouffis », et « bacchantes », qui viennent enrichir le registre populaire et argotique du texte. Nous avons également observé l’usage d’une syntaxe particulière, typique du langage populaire, dans des constructions comme « ça s’rait-i qu’les miennes » et « Qui qu’en veut ? ». Ces particularités syntaxiques contribuent également à l’impression de déviance par rapport à la norme et renforcent l’effet de marginalisation et de résistance que l’auteure semble chercher à susciter, à travers son langage, dans son poème.

De la poésie argotique. La poésie, souvent perçue comme le bastion de la pureté linguistique, se trouve, dans l’œuvre de Lil Boël, subvertie par cet usage déviant de la langue. Celui-ci, surtout parce qu’il est appliqué pour décrire des individus marginalisés, peut être interprété comme un acte politique. Comme le souligne Paul Valéry, « la véritable poésie tend toujours à une certaine imitation de ce qu’elle signifie au moyen de la matière du langage » (1930). Dans le contexte de Lil Boël, cette imitation linguistique prend la forme d’une argotisation qui, par son décalage avec la langue normative, reflète et donne voix à la misère sociale.

L’argot porte intrinsèquement une charge émotive ; il permet de mettre en lumière des réalités sociales et existentielles par le biais d’un langage qui choque et dérange. Kateb Yacine, dans sa réflexion sur le rôle du poète, comparait ce dernier à un boxeur, une « torpille humaine » (2011 : 143). Cette métaphore pourrait se prêter à l’analyse du poète argotier, qui, en choisissant délibérément de recourir à un langage déviant, attaque les normes dominantes, tout en s’adressant à un lecteur qui, presque malgré lui, devient complice de cette acte. Cependant, comme le rappelle Yacine, le poète demeure « un pot de terre contre les pots de fer » (2011 : 46), suggérant que la force de l’acte poétique reste limitée face aux structures de pouvoir. Le paragraphe suivant tentera d’approfondir cette réflexion en examinant les implications sociales du choix linguistique de Lil Boël.

De la création. Ce texte a été choisi pour son caractère autobiographique, dans lequel l’auteure expose non seulement sa propre vie, mais également les raisons qui l’ont poussée à écrire ces poèmes en usant d’une pratique atypique de la langue et à décrire des individus marginaux. À travers une accumulation d’expressions péjoratives et argotiques, elle explicite son choix linguistique. Bien que l’on puisse difficilement parler de stigmate inversé dans ce cas précis, l’auteure semble en revanche magnifier le stigmate. Cette démarche pourrait être perçue comme une forme de création par la destruction, ou plus précisément, comme une re-création. En effet, nous pouvons établir un lien avec la première partie de son poème, dans laquelle elle évoque son attirance initiale pour la misère et la souffrance. Ainsi, dans son œuvre, ce qui est laid devient beau, ce qui est mauvais devient bon.

L’influence de la religion dans son travail est également notable, et l’image de la « Madonne des pauvres » qui apparaît dans son texte renforce cette dimension spirituelle, presque liturgique, de son écriture. À travers ses poèmes, Lil Boël semble offrir une sorte de messe, une « bonne parole » adressée à ses lecteurs qu’elle n’hésite pas, pour autant, à malmener. Dès lors, ne pourrions-nous pas envisager que la poète elle-même assume un rôle divin, en créant à partir de la souffrance et du stigmate, plutôt que de la concevoir comme une combattante sociale ?

En conclusion, le texte de Lil Boël propose une écriture subversive qui offre une voix aux marginalisés de la société. À travers l’usage non standard de la langue française, elle forge une parole déviante. Les stigmates linguistiques qu’elle adopte deviennent une forme de fierté et de catharsis, transformant la misère en un espace d’expression libérateur. Par sa graphie et ses figures de style, Lil Boël transforme les paroles déviantes en un stigmate visible, défiant les conventions et offrant une nouvelle voix aux opprimés. Ses poèmes ne se contentent pas de témoigner de la souffrance ; ils cherchent à transcender la douleur en une forme de rédemption. En invitant le lecteur à « entrer, fouiller », elle révèle une beauté paradoxale, née du cœur même de l’abjection.


Autorzy

* Anne Gensane, est sociolinguiste, docteure en sciences du langage (CNU 7). Elle analyse principalement pratiques et représentations linguistiques non standard (discours épilinguistique, lexicologie, production identitaire, aspects autobiographiques) à partir d’un corpus oral et d’un corpus écrit (productions autobiographiques et poésies populaires ; parlers argotiques, parlers patoisants, parlers jeunes ; patrimoine linguistique). Ses études portent également sur les aspects empiriques de la recherche en sociolinguistique (description ethnographique et subjectivité du chercheur, lexicographie participative et application sociodidactique).


Bibliographie

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Ouvrages de Lil Boël

Lil Boël (1942) Fosse commune des misères, Paris, Guy Le Prat

Lil Boël (1946) in dir. Louis Challier, Au temps de la misère Stalag I, Paris, Éditions du Chêvrefeuille

Lil Boël (1948) Cligne d’un, Suisse, Mont-Blanc

Journaux

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Vedette (1944), Paris

Sites

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Wikipedia [en ligne]. 2024, consulté le 01/07/2024. Disponible sur : https://wikipedia.com


Notes

  1. 1 Dans un contexte plus contemporain apparaîtra le terme « clodos », avec une resuffixation en « -os » (Gensane, 2023).
  2. 2 Lil Boël dit chercher dans « le rosier » (vers 24) et que sa jeunesse était « rose » (vers 7).
  3. 3 La référence est faite aux livres des lamentations que produit Jérémie dans l’Ancien Testament.
  4. 4 L’expression est absente des dictionnaires, mais présente chez Wikipedia.
  5. 5 Nous pouvons également noter que le mot « perdu » renforce aussi ici la symbolique péjorative.
  6. 6 L’emploi (9) est discuté en 2.1.
  7. 7 Il s’agit là de l’un des constats de la sociologie de la déviance (Chevalier et Martinache, 2017) : le déviant ou outsider est celui qui ne respecte pas la norme tout en sachant qu’il lui faut la respecter.
  8. 8 Nous citerons pour exemple le fait qu’elle fasse parler une jeune fille en prison pour avoir avorté, ou une personne sans domicile qui s’adresse à son chapeau.
  9. 9 À ce sujet, aucun emprunt lexical directement lié à l’argot contemporain, tel que celui que l’on pourrait retrouver dans des corpus récents (Gensane, 2023), n’a été observé.
  10. 10 À titre indicatif, nous souhaitons ajouter que « locqueteux », non marqué dans les trois dictionnaires, l’est par Wikipedia. Le Colin fait apparaître « loques » en tant qu’argot, mais « locqueteux » reste absent.