ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 18, 2023
https://doi.org/10.18778/1505-9065.18.16

Maria Chiara Salvatore* Orcid

Università degli Studi di Napoli “Parthenope”

Marcella Leopizzi, Olivier Roux (éds), Charles Sorel, L’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on voit les aventures d’Orphize, Classiques Garnier, Paris, 2022, 658 p.


Être aimée et ne pas être reconnaissante de cet amour : voilà l’ingratitude évoquée dans le titre de la seconde édition du roman de Charles Sorel, paru en 1626 sous le nom d’Orphize de Chrysante, puis, en 1633, d’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on voit les aventures d’Orphize. À partir du titre, l’auteur introduit une intrigue romanesque, à la manière des romans grecs, mais les attentes du lecteur suscitées par le titre trompeur sont déçues, car l’on pourrait s’attendre à ce qu’Orphize soit la protagoniste du roman, alors qu’elle ne l’est pas.

C’est dans cette double lecture, entre dit et dissimulé, entre écrit et réécrit que l’édition critique de Marcella Leopizzi et Olivier Roux, parue chez Classiques Garnier, guide les lecteurs à la (re)découverte du roman qui se cache entre les lignes de l’œuvre du romancier baroque et que l’on pourrait ainsi qualifier d’antiroman. En effet, si un antiroman est un roman qui brise l’illusion romanesque par le truchement d’une série de stratégies méta-textuelles, les éditeurs démontrent que L’Orphize fait partie à plus d’un titre de cette catégorie.

L’introduction critique commence par l’examen attentif des éléments qui, au premier plan de lecture, font du roman une œuvre topique. Le récit se déroule dans le cadre de la Grèce antique et suit un arc narratif exploitant plusieurs topoi du roman grec (entre autres, le début in medias res, les scènes d’agnition, le coup de foudre, le déguisement, les oracles, le mariage final). Les éditeurs dévoilent progressivement le réseau de stratégies ludiques et provocatrices dont Sorel se sert dans le but d’éveiller auprès du lecteur la conscience de la fiction narrative et de le pousser vers une réflexion active lors de la lecture.

Après avoir introduit les variantes et les éditions, ou mieux les émissions du volume (comme les définissent les éditeurs, faute de modifications substantielles entre l’édition de 1626 et celle de 1633, ce qui fait de cette dernière plutôt un rhabillage), et après avoir présenté le cadre où agit la figure de Charles Sorel, Leopizzi et Roux amorcent l’analyse des échos méta-poétiques ainsi que du réseau de références intertextuelles dont sont tissés les poèmes de Synderame, véritable protagoniste du roman. En fait, le récit comporte vingt-et-un poèmes dont quinze sont censés avoir été écrits par le protagoniste. Comme le montrent les éditeurs, ceux-ci renvoient à plusieurs reprises aux poèmes de Théophile de Viau, dont « l’affaire » eut beaucoup de retentissement sur l’œuvre de Sorel et avec qui le poète fictif, malgré la critique aux « vilains mots » qu’il en fait (p. 12), partage pas mal de traits. En fait, les poèmes de Synderame le rapprochent du poète libertin par une exploitation très faible de la mythologie antique, qu’il critique, d’ailleurs, par le biais de la réécriture burlesque, ainsi que par l’impératif d’« écrire à la moderne » (p. 14 et p. 24), sans pourtant faire du poète fictif une projection du poète réel.

Toutefois, les poèmes de Syndérame relèvent aussi des topoi de la poésie lyrique amoureuse et du modèle pétrarquiste, qui le rapprochent des poètes de la Pléiade et des contemporains de Sorel, notamment dans l’inspiration et la fureur poétique, et dont les renvois sont soigneusement retracés par les éditeurs. Ainsi, les poèmes de Syndérame jalonnent les étapes de l’amour pour Orphize, se mêlant aux échos des vers de contemporains et prédécesseurs français de Sorel, témoignant, de cette manière, de la maîtrise et du talent du poète-romancier.

Les éditeurs passent, ensuite, au résumé du roman par la description de onze cadres interconnectés. Le récit se présente avec une structure enchâssée relevant de plusieurs plans narratifs, dont le récit-cadre, Le Pourmenoir de Chrysante, représente le cadre extérieur, alors que L’Orphize de Chrysante, en six livres, agit en tant que cadre intérieur contenant plusieurs histoires et récits secondaires. Ces histoires se déroulent tantôt à la même époque, tantôt dans le passé et engendrent de ce fait une alternance du rythme narratif et des chevauchements temporels, comme le remarquent les éditeurs. Chrysante, narrateur omniscient, raconte ce qu’il a appris pendant son voyage, à savoir l’histoire cyprienne où l’on voit les aventures d’Orphize, évoquant ainsi le sens grec du mot historia en tant que narration de « choses vues ». Dans son récit, Chrysante introduit des narrateurs en abyme, Altirse et Geliaste, qui racontent, à leur tour, d’autres histoires.

Le cadre de la fiction narrative est l’île de Chypre, en particulier la ville de Paphos, où le roi Lygdamis et sa maîtresse Zirtée, dont l’histoire d’amour portée par le désir est contrariée mais chaste, accueillent Zaralinde, la reine de Créte, en fuite de son mari Cenostrate, homme lubrique et libidineux, avec Orphize et Lyrie, respectivement aimée et sœur de Synderame. Leurs histoires se mêlent au récit de l’histoire de Vénus et à celle de l’édification de son temple et s’entrecroisent sur le fond de l’amour non partagé de Syndèrame pour Orphize.

Après avoir tracé les repères chronologiques et topographiques de l’œuvre, Leopizzi et Roux plongent dans l’analyse des traits qui font de L’Orphize un antiroman, à savoir toutes les caractéristiques qui mènent à la rupture de l’illusion romanesque, qui passe par un jeu ironique de dissimulation par le biais duquel l’écrivain s’engage à dévoiler à la fois son esprit libertin et tout artifice littéraire.

D’après Leopizzi et Roux, le libertinage des mœurs peut être retracé dans le comportement et dans les discours des personnages. À partir du cadre de la narration, l’île de Chypre, les références lexicales à l’amour physique et à la jouissance sont très fréquemment évoquées dans l’œuvre, ainsi que les renvois au désir, manifestation d’une « physique amoureuse de l’amour physique » (p. 59), auquel sont soumis aussi bien les personnages masculins que féminins, et qui peut être assouvi lors du mariage, comme dans le cas de Lygdamis et Zirtée, ou satisfait sans aucune hésitation morale et religieuse, comme chez Cenostate, ou encore partagé en toute conscience, comme dans l’histoire d’Athenor et Sidere, couple non marié, mais légitime. Quant à Synderame, sa jouissance est platonique, ce qui le rapproche du personnage romanesque traditionnel, alors qu’Orphize verra ce plaisir frustré, Lycandre, son promis, étant frappé d’impuissance.

Une autre manifestation de l’esprit libertin est reconnaissable, d’après les éditeurs, dans la critique qui vise les pseudo-sciences, telles que l’astrologie et la chiromancie. Face aux argumentations rationnelles des personnages, faisant écho aux ouvrages érudits de Sorel, la magie et ses pratiques perdent leur statut de science et se transforment en motifs esthétiques. Cette attitude critique à l’égard des croyances s’étend aussi aux croyances religieuses, lorsqu’elles relèvent de la superstition, comme le montre la lecture attentive des mots d’Altirse, prêtre de Vénus, ainsi que l’évocation de l’histoire de la fondation du temple qui donne lieu à une parodie mythologique.

Comme le soulignent Leopizzi et Roux, le recours au processus méta-narratif de réécriture affecte aussi la dimension herméneutique, là où Sorel détourne l’interprétation métaphorique vers une interprétation matérialiste. Dans d’autres cas, le jeu de l’auteur consiste à anticiper les réactions du lecteur dans les mots de ses personnages, simulant ironiquement une vraisemblance railleuse. Quant au recours aux épisodes topiques ou anachroniques (les tournois, les duels, l’ameublement des bâtiments), leur but est, justement, d’en mettre en lumière le caractère topique et anachronique, et donc fictif.

Les éditeurs retracent encore l’histoire de la réception du roman, déjà à l’époque de Sorel, qui a été lui-même son propre commentateur et censeur, mais aussi au moment de la redécouverte du roman à la fin du XVIIIe siècle, et à l’époque de la première étude de l’œuvre de Sorel par Émile Roy (1891). Les XXe et XXIe siècles, quant à eux, s’intéressent beaucoup à L’Orphize, comme en témoigne la profusion d’études consacrées à ce roman, aussi bien dans le cadre de l’œuvre de Sorel qu’au sein des études sur la tradition romanesque. À partir des articles de Gil Cazenave et Jean-Pierre Leroy dans la revue XVIIe siècle (1974), puis de l’étude de Gabrielle Verdier (1979), et d’autres comme celle de Fausta Garavini (1980), de George Molinié (1982) et de Laurence Plazenet (1997) ou encore des études plus récentes d’Anne-Elizabeth Spica (2010) et de Frank Greiner (2017), Leopizzi et Roux évoquent les réflexions, les hypothèses et les analyses autour de L’Orphize le long du siècle.

L’introduction critique s’achève sur un profil linguistique et typographique du roman, ainsi que sur une petite annexe schématisant le système des vers d’après l’auteur, le nombre des strophes et la métrique. La langue de Sorel se confirme être un miroir de son siècle, une langue en devenir, l’auteur oscillant entre l’usage de ses contemporains, les prescriptions des grammairiens et ses particularités stylistiques au service de la narration. Cependant, c’est l’utilisation de cette langue en tant que palimpseste burlesque que les éditeurs mettent en relief tout au long de l’analyse, la maîtrise linguistique et rhétorique de Sorel étant le moyen privilégié pour mener à bien son projet libertin. Suit, au cœur de l’édition, le roman L’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on voit les aventures d’Orphize, dont la richesse des notes et commentaires qui accompagnent le texte guide la lecture, tout en décelant la profondeur du travail philologique. L’ouvrage, par ailleurs, se clôt par une annexe qui analyse les figures féminines et les couples du roman, et par un glossaire.

Dans leur édition critique, Marcella Leopizzi et Olivier Roux reconstruisent avec une grande maîtrise l’habile jeu de Sorel qui, dans un roman à l’apparence topique, dit sans dire, écrit en réécrivant et rit de tout cela. Décelant le sourire de l’auteur et ses procédés méta-textuels de réécriture et de dissimulation, les éditeurs amènent ainsi le lecteur dans l’univers fictif de Charles Sorel, tissé d’œuvres littéraires et poétiques, d’ouvrages scientifiques, d’Antiquité et de modernité, de mythologie et de religion, où l’auteur invite le lecteur à jouer avec lui et à jouir de ce qu’il lit, à découvrir à la fois cette illusion entre réel et fictif et cet « ébahissement et délectation » (p. 95) qu’est la lecture.



*Maria Chiara Salvatore, mariachiara.salvatore001@studenti.uniparthenope.it


Bibliographie

CAZENAVE, Gil (1974), « L’image du prince dans les premiers romans de Charles Sorel », XVIIe siècle, no 105, p. 19-28

GARAVINI, Fausta (1980), La casa dei giochi, Torino, Einaudi (traduction française : (1998), La maison des jeux. Science du roman et roman de la science, Paris, Honoré Champion)

GREINER, Frank (2017 [2008]), Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585- 1628). Fictions narratives et représentations culturelles, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la Renaissance »

LEOPIZZI, Marcella, ROUX, Olivier (éds), (2022), SOREL, Charles, L’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on voit les aventures d’Orphize, Paris, Classiques Garnier

LEROY, Jean-Pierre (1974), « Réflexions critiques de Charles Sorel sur son œuvre romanesque », XVIIe siècle, no 105, p. 29-47

MOLINIÉ, George (1982), Du Roman grec au Roman baroque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail

PLAZENET, Laurence (1997), L’Ébahissement et la Délectation, réception comparée et poétiques du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion

SPICA, Anne-Elizabeth (2010), « Charles Sorel, entre fascination et répulsion pour le roman », in Charles Sorel polygraphe (E. Bury, É. Van der Schueren éds), p. 167-186

VERDIER, Gabrielle (1979), « Tradition and Textuality in a baroque romance : Charles Sorel’s L’Orphize de Chrysante », Kentucky Romance Quaterly, vol. 24, no 4, p. 491-508


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Received: 10.10.2022. Accepted: 08.02.2023.