ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 18, 2023
https://doi.org/10.18778/1505-9065.18.11

Raha Bidarmaghz* Orcid

Université de Lorraine

Théorie et pratique de l’enseignement de la phraséologie liée aux sentiments en FLE

RÉSUMÉ

Cet article se situe dans la perspective d’une nouvelle approche lexicale du FLE portant sur les émotions et les sentiments. De façon plus précise, nous aborderons la question de l’enseignement de la phraséologie en contexte de FLE particulièrement la phraséologie liée aux sentiments et aux émotions. Deux branches principales de recherche en linguistique situent les travaux auxquels nous nous référons : d’une part la lexicologie du point de vue de la combinatoire des unités lexicales et d’autre part les grammaires de construction. Les deux branches ont en commun d’accorder une attention particulière aux unités phraséologiques. Pour ce faire, nous commençons par un tour d’horizon terminologique et méthodologique sur les unités phraséologiques. Nous présentons ensuite le modèle fonctionnel de Novakova, que nous tenterons d’appliquer au lexique des transactions commerciales. Enfin nous reviendrons à la démarche didactique proposée par (Cavalla et Labre, 2009), et nous illustrerons la phraséologie du lexique en matière de transactions commerciales.

MOTS-CLÉS — phraséologie, lexique des sentiments, didactique du FLE

The Theory and Practice of Teaching the Phraseology of the Lexicon of Affects in French as a Foreign Language

SUMMARY

This article is situated in the perspective of a new lexical approach to French as a foreign language dealing with emotions and feelings. More specifically, we will address the issue of teaching phraseology in the context of FLE, particularly phraseology related to feelings. Two main branches of research in linguistics situate the work to which we refer: on the one hand – lexicology from the point of view of the combinatorics of lexical units, and on the other hand – construction grammar. Both branches have in common paying particular attention to phraseological units. To do this, we begin with a terminological and methodological overview of phraseological units. We then present Novakova’s functional model, which we will try to apply to the lexicon of commercial transactions. Finally, we will return to the didactic approach proposed by Cavalla and Labre (2009), and we will illustrate the phraseology of the lexicon in terms of commercial transactions.

KEYWORDS — phraseology, lexicon of feeling, didactics of French as a foreign language


Introduction

L’idée de cet article a été inspirée du manuel de Cristelle Cavalla et Elsa Crozier (2005) portant sur les émotions et les sentiments. Dans la courte préface de cet ouvrage, les deux auteures recommandent que l’enseignement du lexique se fasse « […] dans une phrase et dans un contexte précis, afin que sa place syntaxique et sa place dans le discours soient abordées simultanément » (Cavall et Crozier, 2005 : 5). Par ailleurs, d’un point de vue didactique, Grossmann et Tutin dans leur présentation du numéro de Lidil (2005 : 6) consacré à la « sémantique des noms et des adjectifs d’émotion » soulignent l’intérêt de ce type de lexique « dans une perspective d’aide à la production de texte, les apprentis scripteurs ayant en effet du mal à le mobiliser efficacement dans sa diversité et à décrire les émotions ressenties par les personnages d’un récit ». Dans la même perspective, les études sur le lexique des émotions ouvrent la voie à un enseignement structuré de la phraséologie en FLE. Nous reviendrons ultérieurement sur ces perspectives didactiques, quand nous essayerons de transférer les analyses de l’équipe grenobloise d’un domaine (les sentiments) à un autre (les transactions commerciales). À cet égard, il convient de préciser que le choix du thème dans la formulation quelque peu abstraite que nous lui donnons ici, situations de transaction commerciale, n’a pas été immédiat. Nous inspirant de la thématique des sentiments et des émotions telle qu’elle a été investie par l’équipe de Grenoble depuis une vingtaine d’années (Grossmann et Boch, 2003 ; Grossmann et Tutin, 2005 ; Novakova et Tutin, 2009 ; Cavalla et Labre, 2009, etc.), nous avons cherché nous-même à explorer un thème ouvert qui ne soit pas cantonné à un champ d’application trop étroit, comme aurait risqué de l’être la thématique des vacances, des voyages, de la cuisine ou celle de la famille. Nous voulions éviter les domaines tels que les développent les tables de manuels. Nous en sommes donc venue à formuler le thème élargi et relativement abstrait des situations de transaction commerciale. Nous espérions d’une part échapper ainsi à l’écueil trop étroitement nominal des étiquettes lexicales. D’autre part nous élargissions les possibilités de varier les genres discursifs et conversationnels. Mais aussi, surtout, nous cherchions à fonder une réflexion linguistique sur les rôles, les procès et les situations qui tienne compte des composants sémantiques et des phénomènes phraséologiques. Enfin, compte tenu de la banalité des situations en question, nous voulions nous donner la garantie de ne pas escamoter les besoins langagiers tels qu’ils se font jour en production notamment dans les lieux les plus ordinaires (chez le boulanger, dans une agence immobilière) ou actuellement sur Internet. Nous ne courions pas le risque d’en rester à des considérations trop abstraites ou décrochées des situations.

Pour l’instant, revenons au cadre théorique qui peut en effet, au plan linguistique, inspirer une didactique des usages et de la phraséologie. Deux branches principales de recherche en linguistique situent les travaux auxquels nous nous référons : d’une part la lexicologie du point de vue de la combinatoire des unités lexicales (Novakova et Tutin, 2009) et d’autre part les grammaires de construction (Goldberg, 1995 ; Puckica, 2007 ; Bouveret et Legallois, 2012 ; Legallois, 2016). Les deux branches ont en commun d’accorder une attention particulière aux unités phraséologiques. Ci-dessous, nous commençons par un tour d’horizon terminologique et méthodologique sur les unités phraséologiques. Nous présentons ensuite le modèle fonctionnel de Novakova, que nous tenterons d’appliquer au lexique des transactions commerciales. Enfin, nous reviendrons à la démarche didactique proposée par (Cavalla et Labre, 2009), qui a déjà trouvé une mise en œuvre sous la forme d’un manuel (Cavalla et Crozier, 2005), et nous illustrerons la phraséologie du lexique en matière de transactions commerciales.

1. Mise en mots, mise en discours : phraséologie, collocations et figements

Compte tenu de la diversité des phénomènes et des mécanismes qui relèvent du domaine général de la phraséologie, nous allons commencer par définir le terme général de phraséologie. La définition la plus générale que nous avons trouvée est celle du Petit Robert (2000) pour lequel la phraséologie est « l’ensemble des expressions (terminologie et particularités syntaxiques) propres à un usage, un milieu, une époque, un écrivain ». L’exemple proposé est celui de la phraséologie marxiste. La définition apparaît relativement datée et rappelle plutôt le sens de terminologie, d’ailleurs donné comme synonyme, ou de jargon, style ou sociolecte. L’acception du terme en linguistique figure cependant dans l’article du Robert où la phraséologie devient « l’ensemble des expressions, locutions, collocations et phrases codées dans la langue générale ». González-Rey, quant à elle, a donné une telle définition pour les éléments phraséologiques en général : « Placée à mi-chemin entre le lexique et la syntaxe, la phraséologie s’occupe des signes polylexicaux composés d’au moins deux mots, stables, répétés et souvent figurés » (González-Rey, 2008 : 5). Concernant l’étymologie de phrase, elle est multiple : le latin en fait un synonyme de diction et élocution, le grec rapproche le terme de discours, enfin en anglais phrase équivaut à expression. Ces données historiques justifient la proximité de phraséologie avec les usages et les formations locutionnelles. Cette double identité justifie le titre que nous donnons à cette partie, mise en mots, mise en discours. Pour éclaircir le propos, nous avons pensé qu’il serait utile de partir d’exemples qui nous aident à caractériser les types de combinaisons avant de les rapporter au classement en trois domaines, proposé par I. González Rey (2002 : 57-70). Nos exemples sont empruntés au domaine des échanges et transactions commerciales, et nous élargissons aux proverbes ou dictons (j) et aux formules de rites conversationnels (dans un magasin, a). Nous avons volontairement insisté sur les emplois figurés (marchand de sable, c ; vendre la mèche, o) :

a) Vous désirez ? (Variantes : je peux faire quelque chose pour vous ? On s’occupe de vous ?)
b) Si tu n’es pas content c’est le même prix (Variante : c’est pareil)
c) Le marchand de sable est passé
d) Quel bazar cette chambre ! quand vas-tu te décider à la ranger ?
e) Oui oui, il m’a raconté, la panne, l’arrivée des gendarmes et tout le bazar (Variantes : et tout, et tout ce qui s’ensuit)
f) J’ai bazardé mon vieil ordinateur
g) Il vendrait père et mère pour obtenir un billet et assister à ce match
h) Et il n’est pas content par-dessus le marché !
i) Prends des reinettes elles sont bon marché
j) On n’a jamais bon marché de mauvaise marchandise (proverbe recueilli dans le Dictionnaire des proverbes et dictons, qui signifie « on achète toujours trop cher ce qui ne vaut rien »).
k) Si tu veux des infos sur les fêtes traditionnelles, demande à Paul, il en connaît un rayon
l) 150 €, pour solde de tout compte
m) Il veut quitter cette maison coûte que coûte, elle lui revient trop cher
n) Elle coûte bonbon cette croisière
o) Tu ne m’apprends rien, Paul a vendu la mèche

On le constate, les lexèmes marchand (c), bazar (d, e), marché (h, i, j), rayon (i) et coûter (m, l) ne sont pas utilisés dans leur sens littéral. Nous avons trouvé ces exemples de façon aléatoire, sans autre idée que celle d’illustrer le domaine thématique du commerce à l’aide d’expressions et de locutions, et pourtant on constate que deux champs sémantiques reviennent, celui du « marché » (d, e, f, h, i, j) et celui de « vendre quelque chose pour un certain prix » (b, g, l, m, n, o). On peut par ailleurs noter que tous les exemples, à différents degrés cependant, manifestent un certain figement : les combinaisons attestées ne sont pas toutes modifiables par ajout ou commutation de la même façon. On remarque enfin que le format des exemples n’est pas identique : les illustrations varient et vont de l’unité simple (bazarder) à l’unité phrastique, conversationnelle ou proverbiale (a et j). Mais le premier critère que nous souhaitons sonder est celui de l’opacité. Nous reprenons la définition qu’en rappelle I. González Rey (2002 : 60) : l’opacité se définit au plan sémantique comme « la non-compositionnalité des constituants d’une expression ». Dans notre série d’exemples, sont indiscutablement opaques les expressions marchand de sable (c), par-dessus le marché (h), coûter bonbon (n) et vendre la mèche (o) et le sont mais à un degré moindre pour solde de tout compte, coûte que coûte et bon marché. Au sujet de l’opacité sémantique, voici ce qu’écrit I. González Rey :

L’opacité sémantique est le résultat du sens non compositionnel ou non déductif des formatifs entre eux. Lorsqu’il existe la possibilité d’une double lecture dans une expression phraséologique, littérale et figurée, la seconde rappelant quelque peu que ce soit la première, l’opacité consiste alors dans l’effacement du sens premier que l’on finit par ignorer à travers le temps et l’espace. Cela se produit d’ordinaire dans les expressions de nature archaïque ou bien dans celles qui proviennent des langues étrangères (González Rey, 2002 : 50).

De fait, vendre la mèche ne signifie pas littéralement « vendre une mèche (de bougie, de cheveu) » mais « éventer, trahir, un secret ». Le Dictionnaire des expressions (1989) revient sur l’origine militaire (artillerie) et spécialisée de la première expression éventer (découvrir) la mèche : « mettre à jour, au moyen d’une contre-mine, la mèche d’une mine avant qu’elle puisse s’enflammer ». Éventer est d’abord pris dans son sens premier de « exposer au vent, à l’air », puis métaphoriquement d’« ébruiter, divulguer un complot ». Vendre la mèche est tardif et métaphorique : le vendu est celui qui trahit, en faisant valoir ses services (en se faisant payer). Il est difficile donc d’interpréter le sens de l’expression quand on la rencontre pour la première fois. D’autres expressions construites sur vendre, vendre à prix d’or ou vendre du papier (pour dire que certains articles de presse à sensation sont écrits pour « faire vendre le journal » où ils paraissent), présentent une opacité moindre, du fait que le sens premier de vendre est conservé. De même, vendre à perte se comprend-il littéralement. L’emploi métaphorique de vendre son père et sa mère (g) ne présente pas de difficulté majeure non plus : on « vendrait » littéralement ce qui est « invendable », soit ce qui n’a pas de prix ou qui est le plus précieux, non pas dans l’ordre des biens matériels mais des liens de famille et d’affection (son père et sa mère). On voit bien à travers ces différents emplois locutionnels de vendre combien l’opacité de l’expression ainsi construite est graduelle : elle est totale pour vendre la mèche et décroissante pour les suivantes, les plus transparentes étant vendre à prix d’or ou vendre à perte. G. Gross (1996 : 16) avait de son côté déjà observé la scalarité du degré de figement des expressions qu’il étudie, noms composés, locutions verbales, etc. Dans l’expression ils vendent du papier, vendre conserve son sens premier, tandis que papier renvoie aux journaux par métonymie, et l’expression est utilisée pour sanctionner un commerce à visée surtout lucrative (gagner de l’argent en vendant des journaux dont le contenu est discutable ou creux, titres spectaculaires qui ont pour rôle d’attirer un large public). Ce dernier exemple excède le cadre des figements et nous rapproche de la question des collocations ; vendre est dans ce cas la base du collocatif du papier, au même titre que le seraient dans la même distribution, des fruits, des vêtements, ou … du rêve.

Le cas des noms bazar et marché est également intéressant à observer. Ils sont synonymes et pourtant, on remarque que l’emploi figuré de bazar (d, quel bazar) pour désigner un lieu en désordre n’accepte pas la commutation de marché mais celle de souk (quel *marché ; quel souk). Faut-il y voir la trace de l’origine commune, orientale et persane pour bazar, des deux lexèmes ? Dans les emplois figurés, les deux mots, bazar et zouk, peuvent référer à du désordre, à du tapage ou aux deux dans un registre oral familier, même si l’idée de désordre l’emporte sur celle de tapage. Dans ce dernier cas, on préférera le mot cirque pour commuter avec bazar et mettre l’accent sur un désordre matériel ou symbolique ainsi que, surtout, sur une situation jugée trop bruyante (vous allez arrêter ce cirque). Nous remarquons d’ailleurs que les deux verbes supports de bazar et cirque ne sont pas les mêmes : on met le bazar tandis qu’on fait le cirque. Cette différence engage différemment le sémantisme des deux noms, du côté du résultat statique pour bazar, et de l’action et de l’agentivité pour cirque, et rappelle le sens premier des deux termes. Ce réseau lexical, marché, bazar, et souk, auquel on a ajouté cirque, est indicatif de la vigueur des opérations de transfert et de figures. Marché sélectionne le sens de « vente de marchandises » tandis que bazar celui de « désordre ». Mais on remarque également combien pour être convenablement analysées, les expressions nécessitent un contexte dialogué qui rend perceptible le registre familier, c’est la mise en discours que nous évoquons dans le titre. Ces remarques nous conduisent à classer bon marché dans la famille des expressions figées et quel bazar dans les expressions idiomatiques qui sont coutumières en français parlé (González Rey, 2002 : 128). Le figement des locutions a été décrit par G. Gross (1996 : 4) pour qui c’est un « processus linguistique qui, d’un syntagme dont les éléments sont libres, fait un syntagme dont les éléments ne peuvent être dissociés ». Nous en avons eu l’illustration avec « bon marché ». Pour G. Gross, le figement n’est pas une transformation syntaxique, rhétorique ou discursive mais plutôt un processus de création d’unités polylexicales. La non-séparabilité des éléments et l’opacité, la non compositionnalité et les limites syntaxiques de son usage, qui définissent l’expression figée sont soulignées par d’autres. Par exemple, Cavalla et al. (2009 : 13) affirment qu’« une expression figée est une expression dont on ne peut pas séparer les éléments, et dans laquelle on ne peut pas introduire d’élément nouveau » et ils ajoutent « qu’on ne peut pas comprendre le sens d’une expression figée à partir du sens des mots qui la composent. » Ou bien Rey et Chantreau (2007 : 37) qui définissent les expressions figées comme « des formes figées du discours, [des] formes convenues, toutes faites, héritées par la tradition ou fraîchement créées, qui comportent une originalité de sens (parfois de forme) par rapport aux règles normales de la langue. »

De même, l’empreinte de la culture est-elle remarquée, cause ou effet des phénomènes de figement. S. Mejri pour sa part (2002 : 407) y voit plutôt un effet : « le figement joue le rôle d’un catalyseur culturel, dont le résultat est une sorte d’ancrage culturel dans la langue, désigné couramment par les façons de parler ou l’idiomaticité. »

Reprenons nos exemples pour remarquer que le figement et l’opacité ne sont pas toujours associés. Parmi les exemples, ces deux locutions méritent notre attention : et tout le bazar (e), par-dessus le marché (h). Le figement de la première, et tout le bazar, n’est que partiel : bazar y commute avec reste, ce qui s’ensuit ou Ø :

Oui oui, il m’a raconté, la panne, l’arrivée des gendarmes, et tout le reste
Oui oui, il m’a raconté, la panne, l’arrivée des gendarmes, et tout ce qui s’en suit
Oui oui, il m’a raconté, la panne, l’arrivée des gendarmes, et tout Ø

C’est et tout – transparent mais désémantisé sous l’effet de sa fonction déictique – qui fonde la base de l’expression dont la fonction est de clore une énumération et de signaler que la suite (le reste ou ce qui s’ensuit) est conforme à ce qui l’a précédé (ici, la panne et les gendarmes). Un mécanisme un peu comparable s’opère avec par-dessus le marché, si l’on considère que c’est par-dessus qui régit la construction. Mais la comparaison s’arrête là dans la mesure où marché dans le contexte de (h) est opaque. Le nom marché de par-dessus le marché peut certes commuter avec d’autres lexèmes mais la signification n’est plus du tout la même :

Il en a par-dessus la tête de ces histoires
Il souhaiterait par-dessus tout que l’affaire s’arrête

Par-dessus tout, qui signifie « plus que tout », restitue la valeur littérale de la préposition. Ce n’est pas le cas avec par-dessus la tête qui renvoie à l’exaspération et à la lassitude morale de celui dont on parle. Quel est le sens de par-dessus le marché ? Cette locution adverbiale est modale et renvoie à une valeur de gradation supérieure qui est jugée inacceptable. Cette valeur est donnée par par-dessus et non pas par marché qui semble ici arbitraire et confère son opacité à la locution. Le figement de l’expression est vérifiable : *par-dessus le grand marché du samedi. L’emploi de marché ne s’explique pas, ce qui rappelle le commentaire de R. Martin (1997 : 296) qui évoque une règle de « sélectivité normative » à l’origine de la locution.

On pourrait en dire de même avec la sélection de marché dans par-dessus le marché : le choix « a quelque chose de surprenant » et le principe d’une explication culturelle ne suffit pas pour dévoiler l’origine de la locution qui demeure mystérieuse.

Restent dans notre série des exemples qui relèvent d’une analyse pragmatique et qui sont des routines conversationnelles entendues dans les commerces. Les exemples choisis (a) sont des variantes de l’entrée en matière telle que le vendeur ou la vendeuse la profère en ouverture de dialogue avec un client ou une cliente. Cependant, ces différents tours ne sont pas tout à fait équivalents. Je peux faire quelque chose pour vous n’est pas possible dans une boulangerie ou une charcuterie, il suppose une grande surface et la possibilité pour les clients de s’y promener de rayon en rayon. C’est l’ouverture d’un dialogue vendeur-client, qu’on imagine assez bref et formaté. Le client peut répondre : Non merci, je regarde ou bien, oui, s’il vous plaît, dites-moi où je peux trouver… (ou bien : avez-vous…). L’échange se conclut provisoirement par un essayage ou une réponse négative de la part du vendeur (désolé mais…). Dans l’épicerie ou la boulangerie, la formule interrogative et avec ça (et sa variante : ce sera tout) est également très utilisée. On peut ajouter cette autre question du vendeur quand il fait face à une file de clients : c’est à qui ? I. González Rey consacre quelques pages à ces routines conversationnelles, sans toutefois spécifier les situations, et les classe au rang des expressions idiomatiques typiques du français parlé. L’ouvrage d’I. González Rey (2002) procède à une revue terminologique importante (2002 : 42-44), pour finalement retenir quatre classes principales d’unités phraséologiques : i) les parémies (2002 : 65-70) qui désignent les énoncés proverbiaux (cf. notre exemple j) et autres productions phrastiques figées dont l’auteure relève un certain nombre qui appartiennent au « champ des affaires » (2002 : 69 ; par exemple argent comptant porte médecine) ; ii) les collocations dont nous reparlons ci-dessous et auxquelles l’auteure consacre un chapitre copieux (2002 : 71-112) ; iii) les expressions idiomatiques (2002 : 113-140) ; et iv) les expressions verbales figées, pour lesquelles le chapitre est également développé (2002 : 141- 206).

Qu’en est-il des collocations et en quoi le terme mérite-t-il d’exister à côté de ceux de locution ou d’expression ? La collocation est une combinaison lexicale d’au moins deux unités, qui diffère cependant de « mots composés ». D’un certain point de vue, on peut dire que la collocation est semi-ouverte ou préconstruite et prête à l’emploi comme le remarque Sinclair (1991). Le phénomène prend toute son ampleur dans le cadre des recherches anglo-saxonnes sur corpus et d’un moteur de recherche qui établit les concordances et les fréquences des « Phrasal lexemes » (Cowie, 1998 ; Sinclair, 2004 ; Bybee, 2007 et 2010). Pour en rester à la collocation, rappelons que le phénomène se caractérise par un figement moindre qu’il n’est dans les expressions dites figées. Par exemple, l’association lexicale prix et baisser relève-t-elle de la collocation ? On peut penser que non dans la mesure où baisser est utilisé littéralement (« mettre plus bas ») : le prix a baissé, c’est-à-dire que le montant connaît une diminution si on rapporte le prix à sa valeur antérieure. On voit baisser un prix, un volet, la tête, la voix, le niveau d’eau, le jour, etc. : l’usage de baisser ne change pas, au point que dans une expression comme l’essence ne baisse pas on comprend sans difficulté qu’il s’agit a priori du prix de l’essence (plutôt que de son niveau dans le réservoir, on parlerait alors du niveau de l’essence).

De ce parcours dans les unités phraséologiques, nous retenons principalement que les tests de commutation et d’ajout sont susceptibles de nous renseigner en premier lieu sur le caractère très ou faiblement contraint de la composition lexicale. Si l’opacité sémantique s’ajoute à une commutation impossible, alors le figement semble probable, même si ce dernier se caractérise par le principe de gradation de son application. Les exemples que nous avons trouvés en travaillant plus précisément sur quelques lexèmes, bazar, marché, vendre, payer, prix, etc., nous ont convaincue de la labilité des expressions et de la difficulté à statuer exactement sur leur classe phraséologique.

2. Présentation du modèle fonctionnel de Novakova (2015)

Rappelons préalablement que Novakova travaille sur le lexique des émotions dans une perspective comparatiste et sur un grand corpus (Emolex). Nous allons ci-dessous présenter le « modèle intégratif » que l’auteure soumet dans son article avant d’émettre cependant quelques réserves sur la possibilité, pour nous, de l’exporter facilement au domaine lexical qui nous intéresse. En (2018), Novakova a repris son modèle fonctionnel (Novakova et Sorba, 2018), ne lui apportant que de légères modifications.

Après avoir rappelé que les travaux sur les émotions ont jusque-là surtout porté sur les constructions syntaxiques (par exemple, Gross, 1996) ou sur les propriétés sémantiques des noms d’affects (par exemple, les « prédicats d’<affect> », Buvet et al., 2005), Novakova évoque également des travaux qui attribuent une place centrale à la combinatoire syntaxique et lexicale des lexies d’émotions (par exemple, Blumenthal, 2009). Elle rappelle enfin le développement plus récent du point de vue discursif sur les émotions (Blumenthal et al., 2014). De son côté, quand Novakova (2015) propose un modèle « intégratif » pour analyser le lexique des affects, c’est dans le but d’associer « les niveaux sémantique, syntaxique, discursif et textuel dans le fonctionnement de la langue », et d’étudier, à l’instar des approches fonctionnelles, « les liens complexes entre formes, sens et usage en se focalisant sur la fonction communicative du langage » (Novakova, 2015 : 181-182). De ce point de vue (fonctionnel), le travail présenté nous intéresse parce qu’il touche aux liens que nous cherchons à élucider entre la mise en langue et la mise en discours.

L’article de Novakova (2015 : 181-204) se divise en 5 parties. La première expose le cadre théorique et la méthodologie adoptée avant de revenir sur le corpus utilisé. La démarche suivie s’applique aux lexies d’émotion de cinq langues romanes provenant de neuf champs sémantiques différents (surprise, déception, etc.) et associe « l’étude systématique de la combinatoire » (d’après Novakova et Tutin, 2009) à une approche statistique (Blumenthal, 2007). Les collocations étudiées le sont selon des critères quantitatifs (élimination des occurrences les moins fréquentes) et qualitatifs : types d’affects, polarité, dimension axiologique et rareté des études recensées (Novakova, 2015 : 183). C’est cet aspect qualitatif qui nous intéresse.

L’article traite ensuite les lexies selon ce que l’auteure nomme des « paramètres » et procède successivement à une analyse sémantique, puis à une analyse dite « sémantico-syntaxique », à une analyse syntaxique et discursive, une analyse textuelle, avant de proposer le « modèle intégratif et fonctionnel » promu par l’article et que nous reproduisons ci-dessous.

L’analyse sémantique de Novakova, cherchant à caractériser les collocatifs des expressions d’émotion, isole ce que l’auteure appelle des « dimensions-valeurs ». Elle en dénombre huit, à l’instar du précédent modèle initié par la même équipe (Tutin, Novakova, Grossmann et Cavalla, 2006 : 49). Voici la grille des dimensions sémantiques avec les exemples de l’auteure, qui illustrent à quelques exceptions près (déception, crainte, joie) les collocatifs de « surprise »:


Tableau 1. Grille des dimensions-valeurs sémantiques proposé par Novakova (2015 : 184)
Dimensions Valeurs Exemples
Intensité Forte/ faible Très surpris/ peu surprenant
Polarité Positive/ négative Agréablement surpris/ surprise douloureuse
Manifestation Physique/ externe Regard stupéfait/ visiblement surpris
Aspect Ponctuel/ non-ponctuel/ phasique Instant de stupeur/ s’étonner toujours/ continuer à s’étonner, effacer ses déception
Causativité Neutre/ inchoatif Susciter l’étonnement/ éveiller la crainte
Verbalisation Emotif/ communicatif Hurler sa joie/ avouer ses craintes
Contrôle Emotion/ manifestation Ravaler sa honte/ dissimuler sa joie
Expérienciation Présence/ absence Ressentir de l’angoisse/ nullement surpris

Nous reviendrons sur les paramètres sémantiques dans notre point suivant, où nous avons essayé de transposer ces critères à ceux d’une transaction commerciale. Concernant les relations syntaxiques entre le pivot et son collocatif, Novakova estiment qu’elles sont peu dissociables des relations sémantiques. L’auteure procède à un classement par catégorie grammaticale, selon que le pivot de la collocation est un nom, un adjectif ou un verbe. Ce qui donne la « grille syntaxique » que voici (Tab. 2 ci-dessous), fondée sur l’hypothèse que les dimensions sémantiques des collocations « ont des préférences pour des constructions syntaxiques spécifiques » (Novakova, 2015 : 188-189). Le tableau syntaxique s’inspire de Blumenthal (2007) et se lit de gauche à droite, à partir des trois catégories « pivots ». Les « sous-catégories » de la colonne médiane illustrent deux constructions distinctes qui appartiennent à la catégorie générale du pivot :


Tableau 2. Extrait de la grille syntaxique (Novakova 2015 : 189)
Catégorie Sous-catégorie Exemple
Nom pivot = complément N + N : nom (+ préposition) +nom pivot Moment de surprise Larmes de dépit
V + N : nom pivot complément direct ou complément prépositionnel du verbe Atténuer l’amertume Emplir de stupeur
Adjectif pivot N + Adj. : adjectif pivot épithète Un air surpris
V + Adj. : adjectif pivot attribut Sembler contrarié
Verbe pivot + compléments V + N (complément direct) Surprendre tout le monde
V + N (complément indirect) S’étonner de son insolence

Poursuivant ses investigations mais cette fois sur un plan statistique, Novakova établit, pour l’expression de la surprise, une corrélation forte entre la dimension sémantique manifestation et les constructions à pivot adjectival (2015 : 190, Graphique 2). De même, la dimension causativité s’inscrit préférentiellement dans un schéma verbal (2015 : 191, Graphique 3). Ces convergences s’observent, dit Novakova, dans les cinq langues romanes étudiées.

Dans la partie suivante qui porte sur « syntaxe et discours » (Novakova, 2015 : 192-195), l’auteure introduit la notion de « visées discursives du locuteur » (192) pour rappeler leur influence sur le choix du topic ou sur le passif, et, le cas échéant, sur l’effacement de certains actants. L’ordre des constituants éventuellement recomposé configure une « mise en scène discursive des actants » qui « permet de mettre en évidence les articulations complexes entre syntaxe, sémantique et discours » : « Les mécanismes variés de mise en relief des actants (omission d’actants, changements de diathèse, structures disloquées en français, construction à valeur indéfinie en russe) sont motivés par les visées discursives, autrement dit, ils correspondent à différentes stratégies discursives » (Novakova, 2015 : 195).

Le dernier niveau présenté par Novakova (2015 : 196-198) est celui de l’analyse textuelle. L’auteure cherche à y établir « un lien entre le sémantisme des lexies d’affect et les scénarios discursifs qu’elles génèrent ». Quatre séquences textuelles viennent illustrer deux à deux les sémantismes distincts et plus ou moins complexes de stupeur et de jalousie. Dans le cas de stupeur, les deux exemples cités permettent d’observer la position initiale du nom, fréquente et représentative, dit Novakova, du « scénario prototypique » de cette émotion qui est un « affect réactif, ponctuel, de polarité neutre et de forte intensité ». Ce serait l’intensité forte qui en justifierait cette position en tête de paragraphe. Le scénario de jalousie est tout autre. Affect « interpersonnel et réactif », sentiment duratif et de polarité négative, la jalousie génère « un scénario plus riche » où sont nommés les actants (le jaloux et le jalousé), les réactions de reproche, l’incident qui provoque la scène de jalousie, etc. Contrairement à stupeur, les deux séquences textuelles de jalousie placent le nom dans le corps du texte et distribuent une isotopie caractéristique (Novakova 2015 : 197).

Nous retenons surtout de la démarche de Novakova l’ordre dans lequel elle classe les paramètres – de la dimension sémantique à la dimension textuelle – pour envisager les influences réciproques des niveaux de structuration les uns sur les autres. L’ordre des niveaux de structuration apparaît dans le modèle fonctionnel (reproduit ci-dessous) sur lequel se referme l’article : le module inférieur est celui de l’analyse sémantique tandis que le module qui occupe le rang supérieur et celui de l’analyse textuelle et des « scénarios stéréotypiques ». Le modèle fonctionnel de Novakova (2015) s’inspire de celui soumis par la grammaire fonctionnelle et discursive de Dik (1997, Vol. 1, p. 60), « selon lequel tous les éléments linguistiques qui appartiennent au niveau morphosyntaxique et sémantique sont motivés discursivement » (Novakova 2015 : 198-199). Novakova (2015 : 198), récapitulant les étapes de son étude, admet que le modèle qu’elle présente est « global » :

L’étude conjointe des quatre paramètres aboutit à la mise en place d’un modèle fonctionnel global pour l’analyse du lexique des émotions. Au niveau syntagmatique, il existe un lien entre les dimensions sémantiques et les fonctions syntaxiques du mot pivot. Au niveau phrastique, la variabilité des structures actancielles est corrélée aux dynamiques informationnelles et discursives. Enfin, au niveau textuel, le sens des lexies conditionne leurs scénarios prototypiques et, plus généralement, leurs profils textuels. Le graphique propose une modélisation de l’analyse fonctionnelle du lexique des émotions. Novakova (2015 : 198).

L’influence réciproque des domaines et des niveaux, signalée par les doubles flèches du schéma, mérite notre attention. On y remarque toutefois la disparition complète du champ sémantique de référence (« le lexique des émotions »). On peut par ailleurs s’étonner que chaque niveau d’analyse ait perdu ses caractérisations propres et que le fondement lexical et ses collocations ne figurent pas dans le schéma, alors même que l’étude se présente comme une investigation du «lexique des émotions» dans plusieurs langues. Autrement dit, nous sommes pour notre part embarrassée par la hauteur de vue – le « grain de l’analyse » – retenue pour traiter des interactions entre langue, texte et discours, illustrées par le lexique des émotions dans cinq langues romanes.

3. Essai de transposition du modèle de Novakova (2015) aux transactions commerciales

Novakova suggère l’utilisation du modèle fonctionnel présenté à d’autres champs notionnels que celui des émotions (« à d’autres types de lexique », 2015 : 199). Nous suivons sa recommandation et nous testons ci-dessous l’application du modèle au lexique des transactions commerciales. Cependant, nous conduirons cette transposition avec prudence, dans la mesure où notre travail échappe pour une bonne part à la démarche de Novakova. En effet, nous ne travaillons que sur le français et, au stade où nous en sommes, nous ne disposons pas d’un corpus vaste comme l’est le corpus Emolex. Ensuite, les transactions commerciales nécessitent de mettre l’accent à la fois sur les scénarios et sur les échanges verbaux, davantage que sur des textes monogérés. Enfin, les transactions commerciales nous incitent à privilégier les procès plutôt que les notions, autrement dit les verbes plutôt que les noms. Pour ces raisons, la transposition annoncée est à considérer dans un sens assez large. Pour commencer, nous avons choisi le champ notionnel de la vente que nous avons divisé en trois procès génériques, la vente, l’achat et la négociation (première colonne). Dans le tableau ci-dessous nous reportons les unités lexicales en les classant par catégories. Nous avons séparé les noms en deux sous-classes selon qu’ils réfèrent au procès (vendre < vente) ou à l’agent impliqué (vendeur):


Tableau 3. Lexique des trois procès génériques du champ notionnel de la vente
Champ notionnel Les 3 procès impliqués dans un acte de vente Nom Verbe Procès Adjectif Propriétés de l’objet de la transaction
Procès Agents
Vente Vente Livraison Vendeur Livreur (Revendeur) Marchand Vendre/ céder/ marchander/ revendre/ Livrer/ donner/ liquider/ (bazarder)/ solder Vendu/ cédé (pas) vendable
Achat Achat Acquisition Reprise Acheteur Acquéreur Repreneur Acheter/ acquérir/ marchander/ payer/ Négocier Acheté/ payé/ acquis/ Obtenu ? Achetable
Négociation Négociation Marchandage Discussion Transaction Négocier Commercer Commercialiser Négociable/ négocié

La grille constituée (en procès et catégories) permet d’opérer un premier tri à partir des dérivés et de quelques synonymes, avant tout usage attesté ou forme collocationnelle. Les unités lexicales ainsi isolées ouvrent cependant la voie des collocations et des emplois (le garagiste accepte de reprendre mon ancienne voiture). La grille incite à composer diverses collocations (livraison de la marchandise), qui consistent notamment à adjoindre des déterminants aux noms, à faire varier les formes verbales et à former des énoncés élémentaires qui actualisent les unités recensées. Mais auparavant, il convient surtout de remarquer que la colonne des noms de la grille ne tient pas compte des « objets » qui sont vendus ou achetés. Or la spécificité de l’objet justifie souvent la sélection d’un verbe : on livre des marchandises mais pas le journal qui lui sera déposé (dans la boîte à lettres). De même, livrer et livraison se combinent volontiers avec à domicile (les courses livrées à domicile). Nous avons renoncé à les recenser dans le tableau en raison de leur grande variété, laquelle variété engage une réflexion sur les collocations que nous reprendrons un peu plus loin. Enfin, si bazarder figure entre parenthèses c’est parce que le procès n’implique pas obligatoirement un acte de vente : bazarder quelque chose, nous l’avons vu, c’est « s’en débarrasser », avec ou non un bénéfice tiré. En l’état, le tableau que l’on vient de parcourir permet tout au plus de produire des énoncés standards et de facture assez simple, et de recueillir les collocations qui nous ont manqué précédemment :

Cette maison a été vendue assez cher
Le prix de vente n’est pas négociable

Examinons maintenant ce qu’il en est des propriétés sémantiques (Novakova, 2015). Dans quelle mesure peut-on les transférer aux transactions commerciales ? Les « dimensions » et les « valeurs » apparentées sont-elles encore pertinentes quand on les applique à notre domaine des transactions commerciales ? Les paramètres retenus pour le champ des émotions sont ceux de l’intensité, de la polarité, de la « manifestation » (au sens d’une « somatisation »), de l’aspect, de la causativité, de la verbalisation, du contrôle et de l’expérienciation. Avant de commenter ces différents paramètres sémantiques, nous les avons illustrés dans le tableau que voici :


Tableau 4. Grille des dimensions-valeurs sémantiques illustrées par le lexique des transactions commerciales
Dimensions Valeurs Exemples
Intensité Forte/ faible Vendu très cher/ ce n’est pas cher payé
Polarité Positive/ négative Le prix est (ou n’est pas) négociable
Locatif (la vente comme une “manifestation”) Physique (vente publique/ privée) Lieu, espace, point de vente/ vente privée
Aspect Phasique : les différentes phases du procès „Vendre” Mettre en vente (phase inchoative) Réussir à vendre (phase finale)
Causativité Rôles (faire vendre ou acheter) et contrôle du procès Influencer/ conseiller qqn dans l’achat ou la vente de qqch/ Pousser qqn à acheter ou vendre qqch Baisser le prix (diminuer)
Verbalisation Communicatif Débattre d’un prix
Scénario-type Présence (physique)/ absence Acheter ou vendre un objet dans un magasin/ en ligne

La colonne des exemples montre pour commencer qu’au paramètre expérientiel du lexique des émotions nous avons implicitement substitué celui d’un « scénario-type », que nous inscrivons comme composant sémantique de la dernière ligne. L’expérience émotionnelle a en effet une acception très particulière d’expérience psychologique qui décrit les sensations et les états du sujet psychologique, « siège » de l’émotion, qu’on ne peut pas transférer à une « expérience de transaction commerciale ». Le scénario d’une vente ou d’un achat implique en revanche des paramètres nouveaux, en particulier ceux du prix de l’objet et du lieu de la transaction. C’est la raison pour laquelle nous avons inscrit la dimension locative dans le tableau, en en rappelant toutefois le trait d’origine ‘manifestation’ qui chez Novakova traduisait l’émotivité du sujet ou la somatisation apparente. Nous détournons en quelque sorte l’acception du sens de manifestation en lui conservant le trait « locatif » mais en lui attribuant des coordonnées bien différentes (du corps, siège humain de l’émotion à l’espace physique, public et social d’une « manifestation »). Dans les exemples qui suivent, on relève d’une part la synonymie des génériques, lieu, espace et point, et d’autre part l’interprétation spatiale de Internet. L’opposition entre une transaction « en ligne » et celle qui est réalisée en un lieu effectif avec les coprésences du vendeur et de l’acheteur, est importante pour notre thème :

J’ignore le lieu exact de la vente
Il y a un espace de vente installé dans la banlieue Sud
Un point de vente sera organisé sur le port le week-end prochain
Organiser une vente privée sur Internet
Je l’ai acheté en ligne
On en vend dans le magasin qui se trouve derrière la gare

Le tableau sémantique permet de repérer que les traits d’intensité et de polarité sont maintenus et qu’ils s’exercent prioritairement sur le « prix » : l’objet est jugé cher ou pas cher, le prix de l’objet est ou n’est pas négociable. La localisation de la transaction et le montant du prix de l’objet vendu constituent des dimensions sémantiques qui se rattachent indirectement au procès lui-même. Ce n’est plus le cas des propriétés aspectuelles et de la causativité qui s’exercent directement sur le procès, sous la forme d’un auxiliaire factitif (faire vendre) et qui donnent lieu à différents verbes synonymes, supposant que l’agent « contrôle » le montant de l’objet :

J’ai conseillé mon frère dans l’achat de sa maison
Je lui ai fait vendre sa voiture
J’ai baissé le prix de vente

Nous avons pour cela réuni la causativité et le « contrôle » qui là encore perd ses caractéristiques strictement psychologiques. Quant à la dimension aspectuelle du point de vue des phases du procès, elle est réalisée dans des locutions verbales comme mettre en vente (phase inchoative) ou un auxiliaire modal (réussir à) qui peut accueillir tout verbe (travailler, dormir, etc.).

Enfin, la dimension de « verbalisation » à laquelle se rattache la valeur de communication nous éloigne également des locutions propres à l’expression des émotions (hurler sa joie). Cette dimension de « communication verbale » appliquée aux transactions commerciales rappelle qu’une telle transaction renvoie souvent au genre dialogué de la polémique : débattre d’un prix, négocier le prix (ou un paiement échelonné). Le dialogue « commercial » occupe une place centrale dans la transaction, ce que nous nous efforcerons de confirmer lors de la conception des activités didactiques. Pour clore provisoirement cet essai de transposition du modèle de Novakova (2015), nous recourons à son tableau grammatical (2015 : 189) et lui appliquons les exemples d’expressions lexicales relevant de la transaction commerciale. Nous reprenons pour cela les constructions collocationnelles des deux procès « vendre » et « acheter » et nous complétons le tableau avec nos exemples. La transposition s’avère évidemment plus facile que quand il s’agissait de transposer des paramètres sémantiques :


Tableau 5. Extrait de la grille syntaxique des verbes acheter et vendre
Catégorie Sous-catégorie Exemples
Nom pivot = complément N+N : nom (+préposition) + nom pivot Contrat de vente Prix de vente
Point de vente Pouvoir d’achat
V+N : nom pivot complément direct/prépositionnel du verbe Faire l’achat de Procéder à la vente de
Adjectif pivot N+Adj: adj. pivot épithète Maison vendue
V+Adj: adj. pivot attribut Être acheté
Verbe pivot + compléments V+N (dir.) : verbe pivot + complément d’objet direct Vendre quelque chose : Acheter une voiture
V+N (indir.) : verbe pivot + complément d’objet indirect Vendre (quelque chose) à quelqu’un Acheter (quelque chose) à quelqu’un/ pour quelqu’un

Le tableau récapitule la variété des catégories (Nom, Verbe, etc.) et des structures (pivot sémantique et les éléments qu’il régit). Le tableau ci-dessus se présente comme un réservoir grammatical qui associe lexique et syntaxe, tout en rappelant la notion pivot.

Pour Novakova (2015), au-delà de la dimension sémantique qui peut influencer les relations syntaxiques, il faut aussi prendre en compte les facteurs discursifs qui peuvent engendrer des variations syntaxiques. D’après l’auteure, « la présence ou l’absence des actants syntaxiques (Asy) et les rôles sémantiques qui leur sont attribués sont conditionnées par le choix discursif du locuteur » (Novakova, 2015 : 192-193). À cet égard, elle explique que les changements qui s’opèrent au niveau phrastique sont relatifs aux variations des structures actancielles (actants syntaxiques et sémantiques) et qu’ils s’expliquent par différentes stratégies discursives. À l’appui de cette hypothèse, Novakova observe des « ellipses actancielles » et illustre son propos par un titre de presse écrite, où la syntaxe sert les visées discursives (Novakova, 2015 : 192- 194). L’actant sémantique, siège ou expérient de l’émotion, est élidé (Novakova, 2015 : 193) :

« Le musée parisien, surprend, détonne, enchante » (Libération, 2007)

L’actant « Objet syntaxique » du premier et du troisième verbe (surprendre, enchanter) est effectivement effacé, mais qu’en est-il du verbe détonner ? Le titre joue-t-il sur les mots et la paronymie des deux verbes détonner et étonner, dont seul le dernier comporte un actant en construction directe (étonner quelqu’un) ? Quoi qu’il en soit, Novakova conclut de cet effet stylistique que la surprise provoquée, « l’affect causé », s’en trouve soulignée de même que l’élément causateur (le musée).

Enfin, procédant à l’analyse textuelle (2015 : 196-198), Novakova cite quelques exemples qui illustrent le dynamisme informationnel associé à deux lexies émotionnelles, stupeur et jalousie. Dans les deux cas, l’auteure veut illustrer « le scénario prototypique » qui organise une « schématisation textuelle », estimant que « le mot à lui seul permet de « télécommander » la structuration d’un paragraphe ou d’un texte » (2015 : 198). Dans ce but, elle relève les isotopies des deux lexies émotionnelles ou, pour jalousie, les constituants types du scénario, respectivement le jaloux, le jalousé, les réactions, etc. Au sujet de stupeur, elle choisit deux articles de presse qui relèvent du fait divers et qui ont la particularité d’ouvrir sur le lexème stupeur, ce qui incite Novakova à évoquer la fonction programmatique du mot (2015 : 191) :

L’environnement textuel de stupeur est conditionné par le sémantisme de la lexie. Son intensité forte la place souvent en position initiale. Elle accroche la curiosité du lecteur et engendre de plus fortes attentes chez lui. Contrairement à stupeur, jalousie a un scénario plus riche qui inclut le jaloux, le jalousé, le succès, l’adultère et souvent la réaction du jaloux.

C’est ainsi que dans le but d’associer les composants syntaxiques et l’environnement textuel ou discursif d’un lexème, Novakova illustre le « réarrangement des actants » en l’appliquant à la diathèse du passif (2015 : 194). On peut en effet, indépendamment de tout contexte discursif, recourir à des exemples forgés et montrer que la topicalisation influence la sémantique verbale. L’aspect du verbe est non accompli ou accompli selon la distribution et la place des actants dans l’énoncé :

Il vend sa maison
La maison est vendue

Le présent du passif s’interprète théoriquement comme l’indice du non accompli, contrecarré ici par le sémantisme résultatif du procès de vendre. On peut gloser cette variation en imaginant les deux répliques que voici :

Agent immobilier : Monsieur X (il) vend sa maison à un prix négociable. (Procès en cours)
Agent immobilier : votre maison est vendue ! Monsieur Y l’achète. (Procès achevé, présenté du point de vue de son résultat)

De même, la réflexion sur la topicalisation amène à produire des énoncés tels que :

Des maillots comme le tien, on en trouve partout
Des maillots comme le tien, il s’en vend partout

La synonymie des deux énoncés et des deux verbes conduit à une observation plus précise. Le premier énoncé est d’un emploi courant (trouver quelque chose quelque part). Le second vaut pour sa syntaxe nettement plus élaborée : l’impersonnel et le tour réfléchi du verbe vendre en font une forme plus savante et plus difficile. Quoi qu’il en soit, il convient de garder de tels phénomènes en mémoire pour les exploiter didactiquement, sous l’angle des relations entre lexique, syntaxe, sémantique et dynamisme informationnel.

Pour conclure provisoirement, nous dirons que le modèle fonctionnel de Novakova pose le principe théorique de liens existant entre les niveaux sémantique, syntaxique, discursif et textuel. Cependant, comme nous avons essayé de l’indiquer, le thème des transactions commerciales résiste à une application stricte d’un modèle qui reste avant tout conçu pour une approche comparatiste du lexique des émotions, et notre thématique nécessite un effort d’adaptation qui, on l’a vu, n’est pas négligeable (Par exemple le locatif « manifestation » : sur le visage pour la somatisation des émotions, ou en un espace quelconque de commerce). Nos réserves portent sur deux volets de la problématique, les genres discursifs et les associations collocatives et expressions idiomatiques.

Le relevé des unités lexicales et des collocations, nous conduit à formuler une deuxième réserve au sujet des investigations de Novakova. Voici ce relevé : faire ses courses au supermarché, faire des économies, faire des achats compulsifs, trop dépenser, des offres avantageuses, les prix affichés, le prix au kilo, gérer un budget, faire une liste de courses, etc. Nous avons écarté de la série le vocabulaire de la santé et de la forme physique, qui constitue l’autre argument pour encourager les lectrices à suivre les conseils (ou « astuces ») présentés. Le premier argument est celui des dépenses engagées lors des courses. Ce point de discussion soulève la question des relations « thématiques », directes ou indirectes, entretenues entre les unités lexicales qu’on pourrait qualifier de primaires (vendre, acheter) et celles qui occupent un rang dérivé ou secondaire (budget, économies, etc.). Pour apporter une dernière illustration de ces questions, nous prenons l’exemple des expressions formées sur prix et de leur fonction imagée. Le nom prix occupe un rang secondaire par rapport aux unités vendre et acheter, mais l’on conviendra que la notion dénotée est cruciale. Voici trois de ces expressions comportant prix :

Je n’accepterais à aucun prix de changer de...
Je veux éviter ça à tout prix
J’ai acheté ma robe à un petit prix

Ces expressions construites à partir de prix sont pour les deux premières des locutions non décomposables : prix s’y interprète comme synonyme de valeur ou effort consenti, l’effort important devenant « le prix (symbolique) à payer » dans des circonstances données. C’est la locution dans sa totalité qui signifie « en aucun cas » dans le premier exemple, et « coûte que coûte » dans le second. Inversement, dans le troisième énoncé, prix garde son sens premier même s’il apparaît dans une locution adverbiale. La présence ou non du déterminant (un) joue son rôle dans le figement locutionnel. Rappelons à cet égard que tout et aucun s’ils « déterminent » le nom prix, le font sur un mode non spécifique (n’importe quel N), positif ou négatif (Gary-Prieur, 2011). Or, dès lors que l’on vise un enseignement de la langue et du lexique de cette langue, la question de la progression se pose et il convient donc d’avoir en tête que le lexique est par nature hétérogène et difficile à planifier. Dans ces conditions, le monothématisme des émotions n’est pas satisfaisant, mais sans doute celui des transactions ne l’est-il pas davantage. On verra, dans notre point suivant, comment la didactique s’est emparée du problème de la phraséologie, tout en abordant cette même thématique des émotions. Le paradoxe à résoudre est celui de l’hétérogénéité du lexique et de la nécessaire progression d’un enseignement.

4. Théorie et pratique de l’enseignement de la phraséologie liée au lexique des affects en FLE

Dans cette partie, la phraséologie liée aux sentiments sera présentée et problématisée dans son volet didactique. Ensuite, nous chercherons à transposer cette phraséologie au domaine des « transactions commerciales ». À l’instar de Novakova, les auteures sont sensibles au fait que l’apprentissage des expressions d’affects est multifactoriel (Cavalla et Labre, 2009 : 297) : « [l’enseignement et l’apprentissage] des expressions associées aux affects fait appel à plusieurs aspects linguistiques pour leur description – notamment la sémantique et la syntaxe pour leurs aspects combinatoires – ainsi qu’à plusieurs points de vue didactiques pour leur enseignement notamment en français langue étrangère. » Par ailleurs, les auteures soulignent l’intérêt des structures phraséologiques « qui sont associées aux affects [qui] sont d’autant plus intéressantes qu’elles apparaissent dans des situations de communication très variées en raison de la notion d’affect elle-même » (2009 : 305-306). L’analyse reste cependant dominée par la différenciation entre une collocation et une expression figée, toutes les deux relevant de la phraséologie. L’un des critères retenus est celui de la « compositionnalité sémantique », ce qui rend le sens plus ou moins prédictible, donc plus ou moins accessible pour un locuteur non natif du français (Cavalla et Labre, 2009 : 300).

Dès lors, deux questions se posent :

i) Quels sont les savoirs linguistiques plus généraux à développer, étant donné la particularité des expressions retenues ?

ii) Comment faciliter d’un point de vue didactique l’apprentissage de ces expressions chez des apprenants non natifs ?

Déplorant que l’enseignement minore ce phénomène dont la fréquence et la complexité des facteurs nécessiteraient un traitement plus soigné, Cavalla et Labre (2009) font un certain nombre de propositions, dont celle qui consiste par exemple à associer les expressions phraséologiques à des images et à des « mises en contexte » pour les collocations (2009 : 309). Dans les deux cas, les auteures s’appuient sur un « enseignement onomasiologique du lexique ». C’est ainsi que, partant d’une situation – la joie de... –, elles illustrent trois cas et les relient à des expressions, dont la dernière relève moins de la situation que de la phraséologie : « la joie de réussir un examen », « la joie de fêter un anniversaire » et « la joie de vivre ». Chaque construction de joie génère par association une série d’expressions phraséologiques se rapportant au thème décliné, la « joie » (2009 : 306) :

La joie de réussir un examen : être aux anges, sauter de joie, etc.
La joie de fêter un anniversaire : faire plaisir, être content, etc.
La joie de vivre : être gai comme un pinson, être heureux comme un poisson dans l’eau, etc.

La dimension onomasiologique est encore plus sensible dans le manuel (Cavalla et Crozier, 2005) qui est très largement illustré de dessins. Les images retenues sont le plus souvent des dessins en couleur qui appuient le trait des émotions représentées. Le but déclaré est réexposé dans l’article de Cavalla et Labre (2009 : 310) qui s’appuie sur Labre (2006) : « ces images ont pour but de proposer une représentation iconique du sens des mots afin que la mémorisation en soit plus efficace remédiant ainsi au manque de connaissance lexicale et étymologique des apprenants ». Comme nous l’avons dit plus haut, nous cherchons à transposer la démarche de Cavalla et Labre (2009) à un autre domaine que celui des sentiments. On s’avise, pour commencer, de traiter la répartition entre les collocations et les expressions figées. Pour limiter notre propos, nous avons retenu les expressions qui traduisent un commentaire au sujet d’un « prix élevé ». Le tableau qui suit donne une première idée des expressions phraséologiques, classant en deux colonnes séparées les collocations et les expressions figées :


Tableau 6. Collocations et expressions figées se rapportant au commentaire d’un prix élevé
Collocations Expressions figées
Etre cher (c’est cher), Coûter cher
Coûter un prix fou, Coûter gros
Etre à prix d’or, Etre hors de prix, Au prix fort, C’est sans prix
Etre cher/ coûteux/ onéreux
Coûter la peau des fesses, Coûter le lard du chat, Coûter les yeux de la tête, Coûter une fortune, Coûter une blinde, Coûter un rein, Coûter bonbon, Coûter un bras

Comme nous le constatons dans le tableau, les expressions recensées sont construites sur la base d’un verbe (coûter) complété par l’adverbe cher ou un équivalent. Un certain nombre de ces expressions sont empruntées aux images du registre familier (coûter bonbon ; ça coûte un bras ; ça coûte les yeux de la tête). La répartition en deux colonnes, collocations ou expressions figées, demeure fragile : si coûter les yeux de la tête relève bien du figement, que dire de coûter un prix fou ? Nous avons choisi le parti de laisser l’expression dans la colonne des collocations dans la mesure où l’adjectif fou avec sa valeur d’intensif pour signifier « un haut degré » ou « une grande quantité » reste libre de s’adjoindre à un autre nom que le seul prix rappelant le dérivé follement : un monde fou, un charme fou, un amour fou. Notons d’ailleurs qu’un prix fou suggère plutôt le prix à payer pour un service qui s’échelonne dans le temps : l’entretien du parc, les frais de justice, l’aide-ménagère, les leçons de conduite, etc., ça coûte un prix fou. On retrouve l’adjectif fou pour qualifier le temps qu’il faut pour réaliser tel travail qui exige une certaine minutie la restauration d’une maison pareille, ça réclame un temps fou. Par ailleurs, le tableau fait apparaître dans la colonne des collocations que certaines expressions s’emploient au sens « figuré ». Coûter gros ou payer quelque chose au prix fort par exemple ne signifient pas littéralement qu’on donne de l’argent mais que l’on consent des efforts ou que les désagréments occasionnés sont importants. De même, c’est au sujet d’une qualité morale par exemple qu’on dira qu’elle est sans prix.

Nous retenons enfin du tableau que la langue ordinaire (familière) se montre d’une grande créativité pour illustrer que le prix à payer est élevé, coûter bonbon par exemple. On peut d’ailleurs penser que le registre familier soit particulièrement accueillant pour enregistrer de nouvelles expressions et puisse , aussi vite, faire disparaître des expressions plus anciennes (coûter le lard du chat) ou tout au moins en diminuer la fréquence (coûter les yeux de la tête).

Voyons, c’est beaucoup trop me demander à l’heure actuelle, je ne peux pas, cela va me coûter les yeux de la tête.
Une technique parfaite et un design haut de gamme ne doivent pas nécessairement coûter une fortune.
La pension alimentaire lui coûte la peau des fesses.

On observe que le registre familier se révèle particulièrement productif en métaphores volatiles, qui disparaissent et sont remplacées (coûter une blinde, coûter un bras) mais qu’il ne doit pas être pour autant éliminé de l’enseignement.

Pour conclure sur les expressions phraséologiques et le tableau en deux colonnes que nous avons présenté, nous voudrions rappeler une fois encore que, plutôt que dans un tableau à deux colonnes fermées, un figement s’évaluerait plus facilement sur un continuum qui fixerait entre les deux pôles d’une « construction libre » (coûter cher) et d’une « expression figée » (coûter les yeux de la tête), les degrés critériés à partir desquels on teste les possibilités combinatoires des expressions (coûter très cher ; *coûter les yeux, *coûter un bonbon, etc.).

Quoi qu’il en soit, les expressions dont il vient d’être question sont adaptées du point de vue didactique à l’illustration des phénomènes lexicaux expliqués (principalement la phraséologie et la synonymie). Il serait difficile en revanche d’imaginer des situations de communication qui occasionnent leur emploi ; mais à l’inverse, on pourrait solliciter les étudiants pour qu’ils inventent des situations qui soient compatibles avec de telles expressions. Autrement dit, on cherche à solliciter les apprenants pour qu’ils associent des structures spécifiques du lexique et les savoirs isolés qu’elles supposent à des situations qui mobilisent leur utilisation ou qui interrogent métalinguistiquement cet emploi. Par exemple, dans un jeu de rôles, on soulignerait l’inadéquation de coûter une blinde aux propos d’une secrétaire qui commente devant son patron le prix d’un billet d’avion. Cet emploi redeviendrait possible si la même personne procède au même commentaire devant la machine à café en compagnie de ses camarades de bureau. Les deux situations de communication ainsi contrastées donnent l’occasion du commentaire métalinguistique dont nous parlions.

Conclusion synthétique

Au terme de ce travail sur la phraséologie, nous avons pu vérifier qu’une construction schématique peut instancier, réaliser des unités phraséologiques différentes. La construction trivalente, de laquelle relèvent entre autres vendre et acheter, est particulièrement productive.

Nous espérons avoir montré que les unités phraséologiques, au-delà de leur singularité lexicale, peuvent se décrire comme des schématisations où sont reliées la sémantique et la syntaxe. Cela signifie qu’elles font appel à des constructions abstraites dont la régularité et le format permettent de dégager des « formes types » (vendre quelque chose à quelqu’un ; acheter quelque chose quelque part).

Ces formes types sont caractérisées par une certaine « productivité » lexicale (listes à la fois ouvertes et sélectives ou coercitives). Il paraît en effet très intéressant d’être en mesure de contrôler la dispersion potentielle des unités lexicales dont le répertoire et les thèmes sont ouverts et hétérogènes par l’ordonnancement raisonné des constructions et des élaborations lexicales auxquelles elles donnent lieu.



*Raha Bidarmaghz – de nationalité franco-iranienne, est docteure et chercheuse en Sciences du langage. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat en décembre 2019, elle a travaillé, pendant presque deux ans, en tant que formateur de FLE dans un centre de formation. Depuis septembre 2021 jusqu’à présent, elle est attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Lorraine. Elle fait par ailleurs partie de l’équipe de recherche « Praxitexte » du laboratoire « CREM » à l’université de Lorraine. Ses recherches principales portent sur le lexique et son enseignement. raha.bidarmaghz@univ-lorraine.fr


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Received: 04.09.2022. Accepted: 02.11.2022.