ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 18, 2023
https://doi.org/10.18778/1505-9065.18.09

Erica Nagacevschi Josan* Orcid

Université de Málaga

L’expression des émotions dans Frappe-toi le cœur d’Amélie Nothomb

RÉSUMÉ

Les émotions, en tant que phénomène de la psyché humaine, sont extrêmement sophistiquées. Par conséquent, leurs représentations linguistiques sont aussi particulières. L’étude des moyens lexico-sémantiques qui expriment les émotions est essentielle étant donné qu’ils reflètent la spécificité linguistico-culturelle de la conceptualisation émotionnelle à une époque où les émotions sont entrées avec force dans les textes littéraires. Amélie Nothomb explore les grandes questions existentielles et sa narration fait preuve d’une compréhension profonde des procès psychiques et des états émotionnels. Dans Frappe-toi le cœur (2017) Nothomb compose un texte très riche en utilisant les dialogues, moteur principal de l’intrigue qui remplace les actions des personnages. Ceci nous a conduit à analyser les moyens lexicaux et sémantiques dans le discours direct des personnages inscrits dans des cadres divers allant de l’intrigue propre au polar, à la théâtralisation et à l’autofiction, ce qui met en évidence l’hybridité de son écriture, l’une des caractéristiques fondamentales des ouvrages postmodernes.

MOTS-CLÉS — émotions, langage, moyens lexico-sémantiques, texte littéraire.

The Expression of Emotions in Frappe-toi le cœur by Amélie Nothomb

SUMMARY

Emotions are extremely sophisticated and their linguistic representations are also quite characteristic. The detailed study of the lexical-semantic means of expressing emotions in a postmodern literary text is essential as it reflects the linguistic-cultural specificity of the emotional conceptualisation at a time when emotions have entered literary texts with force. Since her literary beginnings, Amélie Nothomb has explored the great existential questions, and her narration shows great erudition as well as a deep understanding of psychic processes and emotional states. In Frappe-toi le cœur (2017), Nothomb composes a very rich text using dialogue, which has become the main engine of the intrigue and replaces the characters’ actions. This led us to analyse the lexical and semantic means in the direct discourse of the characters, registered in various frameworks ranging from the proper plot of the detective fiction to the dramatisation and autofiction, which highlights the hybridity of her writing, one of the fundamental characteristics of postmodern works.

KEYWORDS — emotions, language, lexical-semantic means, literary text.


Introduction

Tout moyen émotionnel du langage nous fait entrer dans un monde complexe de sentiments et d’expériences que nous ne pouvons pas toujours différencier clairement au niveau de la conscience. Par conséquent, l’étude détaillée des moyens lexico-sémantiques exprimant des émotions dans un texte littéraire devient pertinente, surtout quand il s’agit d’un texte post-moderne, car elle permet de comprendre la spécificité linguistico-culturelle de la conceptualisation émotionnelle du langage. Depuis ses débuts littéraires en 1992, Amélie Nothomb ne cesse d’explorer les grandes questions existentielles telles que l’amour, la mort ou les relations familiales. Sa narration fait preuve d’une grande érudition, d’une compréhension profonde des processus psychiques et des états émotionnels. Dans ce cas précis nous étudions les sentiments dans le roman Frappe-toi le cœur[1] (2017).

Du point de vue de la composition, il faut souligner que Nothomb utilise le dialogue de façon magistrale. Les échanges entre les personnages deviennent le moteur de l’intrigue et remplacent avec aisance la narration de leurs actions. Notre recherche, basée sur la méthode d’analyse descriptive, a comme objectif la description des moyens linguistiques dans le discours des personnages, en tenant compte des perspectives diverses comme le rôle de l’intrigue propre au polar, à la théâtralisation et à l’autofiction, ce qui met en évidence l’hybridité de son écriture.

1. Les émotions dans la psychologie

Les émotions représentent une composante importante du monde mental, complexe, multiforme et souvent contradictoire d’une personne. Depuis l’Antiquité, l’homme s’est attaché à comprendre, puis à étudier scientifiquement la nature et l’essence du mental y compris la corrélation entre le rationnel et l’émotionnel. Il existe de nombreuses recherches sur les émotions, tant du point de vue philosophique et logique que des faits présentés par la physiologie, la psychologie, la médecine, la sociologie, etc. Mais malgré la pléthore de travaux sur l’émotion, on peut affirmer qu’il n’existe pas de théorie scientifiquement fondée permettant d’identifier les différentes manifestations de la vie affective. Dans les travaux de psychologie on trouve un certain nombre de termes parlant des émotions qui sont parfois interchangeables. On peut ainsi associer les émotions aux sentiments ou bien identifier les émotions aux états émotionnels ou à l’état dâme.

Les classifications et les définitions actuelles de l’émotion diffèrent considérablement les unes des autres. Viliūnas (1984 : 5) a écrit au sujet de la situation dans le domaine de l’étude des émotions :

La grande confusion dans la psychologie des émotions est causée par des divergences terminologiques. Dans une certaine mesure, elles sont déjà intégrées dans le langage courant, ce qui nous permet d’appeler, par exemple, la peur une émotion, un affect, un sentiment ou même une sensation, ou de regrouper sous le nom commun de sentiments des phénomènes aussi différents que la douleur et l’ironie, la beauté et la confiance, le toucher et la justice. Mais cela montre que le matériel phénoménologique, que la théorie des émotions vise à expliquer, ne possède pas de caractéristiques clairement distinguables qui pourraient permettre de le regrouper et de l’ordonner de manière unifiée[2].

Notre étude est fondée sur la classification des émotions de Carroll Izard qui a développé sa théorie des émotions différentielles entre 1989 et 1991. Pour lui, il existe dix émotions de base : l’intérêt-excitation, la joie, la surprise, la détresse, la peur, la honte, la culpabilité, la colère, le mépris et le dégoût. Il complète cette liste avec l’émotion de l’amour, bien que l’auteur lui-même souligne que l’amour diffère considérablement des autres émotions de base, qui « ont leurs propres modes d’expression, leurs propres expériences spécifiques et leurs propres schémas spécifiques d’activité du système nerveux » (Izard, 1991 : 338).

Ainsi, la théorie différentielle d’Izard, basée sur le principe de discrétion et sur des critères clairs d’identification des émotions fondamentales, constitue un système très commode pour corréler les états émotionnels humains avec les moyens de leur représentation linguistique, et permet l’élaboration de listes suffisamment complètes des moyens linguistiques pour nommer les émotions. Les caractéristiques des émotions de base données par Izard nous permettent de réunir pour chacune d’elles une série de mots nommant les différentes nuances quantitatives et qualitatives de l’émotion. Le résultat est un réseau d’unités lexicales couvrant toute la gamme des émotions humaines.

2. Les émotions et le texte littéraire

Les propriétés de l’émotion en tant que manifestation réelle d’une réaction mentale sont découvertes par les linguistes principalement dans les textes littéraires. Il convient de noter que les psychologues font souvent appel, dans leurs travaux, aux textes de fiction contenant des descriptions d’états émotionnels. Leonhard affirme que : « De nombreux écrivains sont connus pour être d’excellents psychologues. Très observateurs, ils ont la capacité de pénétrer dans le monde intérieur d’une personne. En outre, leur don littéraire les aide à mettre ce qu’ils voient et perçoivent sous une belle forme linguistique. » (2000 : 242).

Si, au niveau du système linguistique, il est possible d’esquisser, du moins dans une certaine mesure, les significations et l’onomasiologie du vocabulaire des émotions, l’étude de leur incarnation dans le discours est compliquée par des situations non stéréotypées et des réactions individuelles, ainsi que par la diversité des états vécus simultanément, leur interaction avec les désirs et les volontés, et leur évaluation par le sujet et la société. Les unités dénotant lémotion humaine sont liées à la description de létat émotionnel des personnages et créent la richesse émotionnelle d’un texte littéraire. À cette fin, le vocabulaire de toute société linguistique dispose d’un ensemble de dénotations synonymes correspondant aux émotions pour décrire les manifestations internes et externes d’une émotion humaine particulière. L’utilisation de différentes nominations d’états émotionnels et démotions-réactions dépendent principalement du statut social de l’interlocuteur, de sa culture, ainsi que de la situation de communication elle-même. De ce fait, l’approche pragmatique dans la description des unités linguistiques implique la prise en compte de cette composante significative des unités linguistiques liée à l’individu qui utilise la langue comme outil de communication et qui fait ses choix en considérant la situation dans son ensemble. À cet égard, l’auteur d’un texte littéraire sélectionne et organise les moyens linguistiques de manière à ce qu’ils ne transmettent pas seulement le sens, mais qu’ils provoquent surtout une réponse émotionnelle et un plaisir esthétique chez le destinataire. Ceci est directement lié à la fonction pragmatique du texte littéraire, qui se définit comme l’implication du lecteur dans les pensées et le système d’évaluations esthétiques du destinataire. Dans la structure d’un texte littéraire, les qualificatifs d’émotion se trouvent principalement dans le discours du narrateur, qui sert à recréer le déroulement naturel du dialogue, en le complétant avec les détails nécessaires. Les désignations émotionnelles, qui dépendent entièrement de l’auteur et du type de narrateur qu’il choisit, contribuent à créer une caractérisation multiforme des personnages, aident à pénétrer leur monde intérieur et sont liées à la sémantique évaluative du texte littéraire.

3. Les émotions dans l’écriture nothombienne

Le langage littéraire décrit la vie émotionnelle intérieure d’un personnage grâce à des moyens spécifiques, qui sont extrêmement diversifiés. Nous estimons qu’il est pertinent d’étudier les œuvres de Nothomb de ce point de vue, afin de détecter les moyens linguistiques d’expression de la sphère affective. Nous avons choisi pour notre étude son roman FTLC étant donné l’abondante description des émotions et des sentiments, mettant à notre disposition une gamme variée de moyens linguistiques utilisés à cet effet.

Dans la littérature française le centre de la vie émotionnelle d’une personne est représenté par la nomination des états émotionnels compris tout d’abord dans le lexème cœur. La question de savoir où les émotions vivent n’est pas une question futile. Plungyan note que les langues de l’aire culturelle européenne moderne présentent une unité inconditionnelle en ce qui concerne le rôle central du cœur comme foyer des émotions (1991 : 154). La compréhension du cœur en tant que réceptacle des émotions et des sentiments, devenu symbole de l’âme, remonte à la tradition biblique. La compréhension métaphorique du cœur motive le développement ultérieur de l’image : les émotions et les sentiments apparaissent comme des créatures qui tourmentent, rongent, brûlent le cœur. Le cœur est présenté comme un ‘réceptacle’ où vivent les passions, les pensées et les désirs, ce qui nous permet de le comparer à une maison, un récipient, etc. De la même façon, étant donné que le cœur est aussi représenté comme un vaisseau, les sentiments sont conçus comme un liquide qui peut déborder du cœur, bouillir dans le cœur et même faire éclater le cœur.

3.1. Frappe-toi le cœur

Inspirée par la phrase d’Alfred de Musset : « Ah, frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie ! », tirée d’un de ses premiers poèmes, Nothomb parvient dans ce roman à ouvrir la boîte de Pandore en soulevant un sujet intéressant, sensible et peut-être dérangeant, brisant le tabou de l’amour maternel et de l’existence d’un parent toxique. Dans l’une de ses interviews, l’écrivaine avoue qu’à lâge de 10 ans, elle a rencontré une fille que sa mère n’aimait pas. Cette découverte l’a laissée dévastée, et c’est probablement la raison pour laquelle elle souhaite toucher ses lecteurs avec ce thème.

Dans le roman existent deux fils conducteurs, qui sont précisément axés sur la vie affective des personnages qui, dans la perspective de notre étude, se présente comme une fusion des sentiments complètement antithétiques : l’amour et la haine, qui inclut la jalousie. Dans ce sens, nous réalisons une analyse plus profonde de la sphère affective de la protagoniste (Diane) et de sa mère (Marie) et une analyse plus superficielle des autres personnages, pour en avoir un tableau objectif. Afin d’analyser le roman de ce point de vue, nous nous appuyons sur les applications informatiques d’analyse linguistique TROPES et EMOTAIX, qui nous permettent aussi de construire l’histogramme de la relation entre les personnages et d’analyser les moyens linguistiques liés aux sentiments. L’analyse du texte a été effectuée en fixant des contextes contenant des dénotations d’émotions, puis sur la base des dénotations recueillies, on a obtenu les attributs différentiels de ces unités linguistiques, selon lesquels on a ensuite effectué leur classification. Les désignations des émotions ont été réparties dans deux groupes : les nominations d’états émotionnels (sentiments intérieurs non observables de l’extérieur), les nominations de réactions émotionnelles comprenant la désignation linguistique de mimiques, de gestes, de mouvements corporels, de postures, de phonation et de symptômes psychophysiologiques.

3.1.1. Marie et sa vie affective avant et après son premier accouchement

Nothomb nous présente le vide sans nom qui habite Marie. Elle nous fait nous interroger sur la nature de l’angoisse qui alimente sa jalousie pathologique : dans l’enfance envers Brigitte, sa sœur aînée, pendant son adolescence envers ses copines et puis, à vingt ans, envers sa fille Diane.

Ainsi, le premier sentiment que nous saisissons dans le contenu du roman est la jalousie car le roman commence par l’histoire de Marie, la plus belle fille de la ville, enviée par toutes ses camarades de classe et courtisée par tous les garçons : « Dans le regard des filles, l’envie douloureuse laissa place à la haine, et la jouissance qu’elle éprouva à être ainsi contemplée la fit trembler » (p. 10). Olivier, le plus beau jeune homme de la ville, tombe amoureux de Marie, un sentiment qui n’est pas réciproque. Le fait d’être enceinte et son mariage avec Olivier ne provoque aucun sentiment positif à Marie, ce qui est tout à fait différent pour son mari : « – Je n’arrête pas de penser à lui [au bébé], disait-il. – Moi aussi. Elle mentait » (p. 16). Son accouchement d’une fille, Diane, n’est pas anodin puisqu’il est le déclencheur d’une jalousie qui s’approfondit : « Quand Marie se retrouvait seule avec sa fille, elle ressentait un malaise auquel elle ne comprenait rien » (p. 19). Une fille, encore plus belle que sa mère selon ses grands-parents maternels et selon tous ceux qui la connaissent, rappelle brutalement à la jeune mère qu’elle ne sera plus jamais celle qui connaîtra les délices spéculaires d’être le centre des regards admiratifs. Dans ces circonstances, Marie se permet d’expérimenter la pire des monstruosités maternelles, l’indifférence froide. L’unique moment d’amour envers sa fille a eu lieu pendant une nuit, lorsque Marie a rêvé que sa fille était morte : « L’odeur de la déesse se propagea à tous ses sens, Diane baigna dans ce parfum d’une suavité ineffable et elle connut l’ivresse la plus intense de l’univers : l’amour. La déesse était donc sa mère, puisqu’elle l’aimait » (p. 30).

3.1.2. Marie et sa vie affective après son deuxième et son troisième accouchement

La naissance du deuxième enfant, Nicolas, a donné une nouvelle tournure aux sentiments de Marie : « Maman tenait dans ses bras une minuscule créature qu’elle regardait avec tendresse » (p. 35). Le sentiment pour ce deuxième enfant est un amour sans exagération, plus commun chez tous les êtres humains, facile à identifier à travers ses manifestations naturelles. Maria éprouve des sentiments encore plus différents envers son troisième enfant, Célia : « [...] cette fois, maman délirait de joie et débordait d’amour [...] Elle répétait, possédée, des comme je t’aime, mon bébé d’amour » (p. 50). Il ne s’agit pas seulement d’adoration mais d’un amour maladif, peut-être beaucoup plus nocif que la jalousie car Marie est en train de créer une cage pour Célia dont les barres sont invisibles, cachés par des sentiments positifs surgis des intentions égoïstes de Marie.

3.1.3. Diane et sa vie affective

Diane, depuis sa naissance, sent qu’elle ne peut rien faire contre ce qui fait de Marie une mère anormalement indifférente, pour écarter la douleur que son attitude provoque en elle. Elle comprend instinctivement que seule la séparation peut les aider, craignant d’être infectée par cet horrible poison ou entraînée dans un tourbillon infernal. Soit elle coupe le cordon affectif avec sa mère, soit elle met fin à sa propre vie. L’indifférence de sa mère, qui semble si cruelle, si monstrueuse, la précipite en réalité dans les bras de la vie. Au fil du roman, on voit Diane lutter contre des choses sur lesquelles elle n’a aucun pouvoir, mais qui lui permettent d’avancer petit à petit vers une existence qui n’aura rien à voir avec celle de sa mère. C’est grâce à sa capacité exceptionnelle à ne pas tomber dans l’abîme d’un amour fou comme celui que Marie manifeste envers sa sœur Célia, qu’elle parvient à ne pas glisser dans le gouffre de la jalousie morbide.

Par conséquent, nous observons dans le roman deux pôles affectifs : l’un positif, défini par l’amour, et l’autre négatif, marqué par la jalousie et par la haine. En fait, leur confrontation crée un scénario dans lequel le discours peut atteindre les couches profondes de l’inconscient et y opérer, sans que le lecteur en soit conscient. De plus, comme c’est souvent le cas dans les romans de Nothomb, l’écriture elle-même est liée aux puissances de l’inconscient.

4. Les émotions et leurs moyens linguistiques d’expression dans Frappe-toi le cœur

Dans une analyse, comme dans toute activité littéraire ou bien liée à la littérature et à l’art, l’essentiel semble résider dans ce qui peut être dit et lu entre les lignes, ce dont on n’a pas conscience, mais dont les marques sont pourtant présentes dans le discours.

En ce sens, les résultats fournis par les applications informatiques d’analyse linguistique TROPES et EMOTAIX nous permettent d’observer que, toutes formes confondues, les émotions négatives dominent le texte (Fig. 1).

Figure 1. (élaboration de l’auteur)

4.1. Les émotions négatives concernant les rapports materno-filiaux

Considérons maintenant l’expression des émotions négatives en détail. L’anxiété est véhiculée par la crainte, la peur et l’horreur : « Marie qui craignait d’avoir mal s’étonna déprouver si peu de chose » (p. 11), « Terrifiée, l’enfant ne dit rien. » (p. 118) ; la tension et l’angoisse : « Elle se réveilla au comble de l’angoisse [...] » (p. 29) ; aussi bien que l’inquiétude : « Il lui importait tellement d’avoir l’air de tout maitriser, d’être une femme accomplie » (p. 57).

Le mal être est aussi présent dans le roman par l’intermédiaire de la souffrance, exprimée grâce à des mots tels que l’adjectif douloureux, parfois en contraste avec des antonymes, qui évoquent le désarroi des enfants face à la mère, ce dont elle semble jouir : « L’enfant eut le cœur comprimé de souffrance » (p. 32). Nous trouvons aussi le trouble et la surprise face aux réactions des autres ou bien la torpeur, la fatigue psychologique plus que physique : « Alors le gouffre du sommeil se rouvrait et elle était soulagée d’y sombrer » (p. 16). La tristesse découle naturellement des comportements décrits, de la distance entre deux êtres dont le cœur pourrait battre à l’unisson, et touche particulièrement la petite ou la jeune fille qui n’a pas pu conquérir l’amour de la mère. Elle peut se manifester soit par une réaction physique : « Diane pleura à gros sanglots » (p. 78), soit par une réponse psychologique : « Elle en conçut du chagrin » (p. 151). On peut y ajouter la honte : « Avez-vous remarqué que tous les prétextes sont bons pour leur faire honte de ne pas s’occuper assez de leurs enfants ? » (p. 122) ; combinée parfois aux remords, au regret et aux reproches qui tiennent compte aussi bien des échanges discursifs que des expériences vitales : « Diane regrettait que sa mère ait tenu compte de cette remarque » (p. 61).

La malveillance est énoncée par des mots qui véhiculent la colère et la rage, dont l’origine se trouve dans la jalousie mais aussi dans l’orgueil, le désir de se conformer aux conventions, de sauver les apparences, de tenir compte, en somme, de l’opinion des autres : « ‘Purée’, pensa Marie, qui mimait la fierté dans l’espoir qu’on croie à son bonheur » (p. 12) ; la haine, celle de Diane, dont l’amour pour sa mère disparaît au profit du ressentiment : « Il était plus facile de la haïr en son absence : elle repensait à certaines de ses attitudes envers Marie, et elle avait envie d’enfoncer le visage de cette femme dans une mare de boue » (p. 130) ; la jalousie : « [...] je l’ai vue, de mes yeux, jalouse de sa fille » (p. 24).

4.2. Les émotions positives concernant les rapports materno-filiaux et fraternels

Touchant les émotions positives, elles n’apparaissent que rarement dans ces contextes, c’est surtout au début de l’œuvre que nous les trouvons, lorsqu’on nous parle de Marie célibataire. Nous présentons néanmoins quelques exemples visant la catégorie de la bienveillance, où nous décelons diverses émotions telles que l’admiration, composante fondamentale de l’amour, chez Célia : « Éblouie par cette fermeté qui lui était inconnue, la petite sœur étreignit la grande » (p. 63), l’adoration de Marie, dont les sentiments pour ses filles sont manifestement contraires et peut-être anomaux : « Elle adorait désormais ce harnachement qui lui permettait de sentir en permanence l’amour de sa vie contre son ventre » (p. 56), ainsi que l’affection : « la déesse avait le visage métamorphosé, resplendissant de tendresse et de soulagement » (p. 29).

4.3. Les moyens linguistiques d’expression de la sphère affective

Nous pouvons constater que parmi les parties du discours qui expriment les émotions et les sentiments dans le contenu du roman, il existe 68 verbes, 41 adjectifs et 58 substantifs que nous avons rencontrés plus d’une fois. Les parties du discours comme l’adverbe ou l’interjection exprimant des émotions ou l’intensité de l’émotion occupent une place beaucoup moins significative dans le roman.

Parmi les verbes les plus fréquents nous pouvons mentionner : aimer (47 fois) « Quand on s’aime autant que nous nous aimons, on a des enfants très vite, de toute façon » (p. 11-12), sentir (39) « [...] elle sentait se rouvrir en elle le gouffre du désespoir » (p. 58), souffrir (13) « Elle s’abstint de la complimenter mais Marie perçut le regard d’idolâtrie que sa mère eut pour Diane et souffrit » (p. 20), regretter (8) « Par la suite, elle regretta amèrement ce tutoiement » (p. 140), jalouser (8) « Que peut-elle jalouser à un bébé ? » (p. 24).

Les adjectifs sont moins utilisés pour exprimer les émotions et les sentiments ou leur degré. Parmi ceux qui sont le plus souvent rencontrés nous avons décelé : cher (11 fois) « [...] la première maîtresse avait manifesté sa joie de retrouver en lui tant de sa chère grande sœur » (p. 45), meilleur (8) « Sa meilleure amie est la fille du chef d’orchestre de l’Opéra » (p. 76), heureux (7) « Encore heureux que l’habilitation approchât ! », (p. 109), mauvais (6) « Je sais ce que tu me reproches le plus : tu trouves que je suis une mauvaise mère » (p. 146) , amoureux (5) « Tu es amoureuse ? » (p. 75).

En ce qui concerne les substantifs, ils sont plus nombreux comparés aux adjectifs et moins abondants si on considère les verbes. Les substantifs les plus utilisés par l’auteur sont: amour (36 fois) « L’amour de mes enfants passe avant le reste » (p. 60), jalousie (15) « [...] ce qui empêchait sa mère de lui montrer son amour, c’était la jalousie » (p. 34), joie (12) « Diane accepta avec joie » (p. 89), bonheur (11) « Le frère et la sœur se retrouvèrent avec bonheur et effusion » (p. 151), souffrance (10) « L’enfant eut le cœur comprimé de souffrance » (p. 32), mal (9) « […] en vérité tu ne cherches pas à partager ton mal avec moi » (p. 52), haine (7) « Son moteur carburait à un mélange explosif de haine et d’amour » (p. 129), tendresse (7) « Mais elle ne manifeste aucune tendresse à l’enfant » (p. 24), peur (6) « Ce qui l’arrêta fut la peur d’aller trop loin » (p. 96), sentiment (6) « C’est un sentiment généreux : il prouve que j’espérais beaucoup d’elle » (p. 130).

En ce que concerne le nombre de mots utilisés pour nommer les sentiments, la vie affective des personnages en général, nous identifions l’amour, qui occupe le dessus de la liste (125 mots), accompagné de la joie (71), tandis que pour la jalousie et la haine on n’atteste que 51 mots. La souffrance (32), la tristesse (30), la peur (20), le bonheur (19), le regret (8), la sensibilité et l’émotion (5), la surprise (4), le malheur et le soulagement (3), l’ennui (2), tandis que la complaisance, l’étonnement et la fierté ne sont représentés que par un seul mot.

Figure 2. (élaboration de l’auteur)

4.4. Le sentiment de l’amour

À la lumière de cette vision manichéenne qui domine le roman, naissant des contradictions psychologiques de la mère et provoquant lévolution psychologique des enfants et leurs réactions vis-à-vis de leur mère et de leur fratrie, nous allons nous occuper ici de quelques exemples qui se rapportent à l’amour. Nous nous concentrerons sur ceux concernant le personnage de Diane, pour qui l’amour est un sentiment douloureux : « Elle savait que ce n’était pas de l’amour, parce que cela ne faisait pas mal de la même manière que sa mère » (p. 76). Elle aime sa mère avant de la haïr, elle aime ses grands-parents : « L’amour de Diane pour ses grands-parents n’avait cessé de croître » (p. 73), ainsi que son frère et sa sœur. Il nous faut signaler en ce sens, que bien que ses sentiments pour Nicolas soient clairs et manifestes dans le texte : « Diane chérissait son frère » (p. 43), on n’exprime pas directement l’amour que Diane éprouve pour sa sœur Marie.

4.5. Le ressentiment : la jalousie et la haine

Nous voudrions signaler que les données statistiques touchant les ressentiments, en ne considérant ici que la jalousie et la haine, nous montrent d’une manière évidente que les mots liés à la première sont les plus nombreux, tandis que ceux exprimant la haine ne sont qu’au nombre de 6. Parmi les 36 mots évoquant la jalousie de façon directe, nous trouvons le verbe jalouser, utilisé 8 fois, le substantif jalousie, apparaissant 15 fois, et les adjectifs jalouse, avec 9 occurrences et jaloux, qui n’apparaît que 4 fois. C’est ainsi que la jalousie est l’un des sentiments fondamentaux dans l’expression textuelle du roman et nous pouvons affirmer que FTLC est l’unique ouvrage de Nothomb dans lequel la jalousie est un sentiment privilégié.

Les exemples suivants nous indiquent d’une manière évidente que la plupart des cas de jalousie concerne Marie, notamment celle envers sa fille Diane : « Ta mère n’est pas méchante, ma merveille. Elle est seulement jalouse » (p. 33). Cela se traduit dans des malaises, des métamorphoses, qui sont autant de symptômes de sa maladie : « [...] quand son père sécriait ‘Diane, ma petite chérie’ [...] les traits maternels se contractaient, un mélange de dépit et de colère la rendait moins belle [...] elle semblait avoir du mal à respirer » (p. 34). Marie n’avoue jamais sa haine, les autres personnages et la voix narrative en parlent. Il est en tout cas intéressant de constater que les sentiments maternels de Marie, que ce soit sa jalousie envers Diane ou son amour excessif pour Célia, font d’elle une mère destructrice dans les deux cas.

La haine est aussi présente dans le roman, véhiculée par 8 occurrences de ce mot, mais son rôle n’est pas significatif sauf si l’on considère les aspects contextuels, ce que je ne fais pas ici. Elle provoque une interrogation sur l’appréhension des sentiments : « La haine, c’était plus compliqué. Comment on sait si on haït quelqu’un ? » (p. 130). L’apparition du terme s’accentue à la fin du roman, lorsque Diane est à l’université, où elle voue des sentiments absolument négatifs à l’une de ses professeures : « Il apparaissait maintenant à Diane que le mépris était pire que la haine » (p. 150).

Nothomb fait un exorcisme de l’image idéalisée de la mère et désigne noir sur blanc les zones d’ombre de l’amour maternel, un mythe véhiculé par la littérature depuis des siècles. L’écrivaine belge, dans l’une de ses interviews, affirme que les exemples ne manquent pas, dans la réalité et dans la fiction il existe des personnages toujours déchirés entre le culte de la mère sainte qui les a protégés et le remords du « meurtre nécessaire » de la mère « anémique ».

Les résultats de notre étude sur l’expression lexico-sémantique des émotions et des sentiments dans le roman montrent la présence de deux sphères émotionnelles, celle qui exprime des sentiments positifs et celle qui véhicule des ressentiments. Nous avons identifié également deux types de systèmes sémiotiques des émotions présents dans le texte : le langage corporel et le langage verbal. Le premier vise l’extériorisation physiologique des émotions par le rire, les larmes, les modifications physionomiques etc. ; le deuxième concerne des formes différentes de verbalisation telle la façon de s’exprimer, la description etc.

Les unités lexico-sémantiques liées aux sentiments : amour, bonheur, ennui, joie, peur, regret, ressentiment, satisfaction, souffrance, soulagement, représentent 3,58% des mots contenus dans le roman. Des verbes, tel aimer, des adjectifs comme fou ou heureux, et des substantifs comme amour, bonheur, joie évoquent les sentiments dans le texte. Mais la jalousie triomphe des autres émotions dans FTLC car elle est dénotée par 36 mots.

Après avoir analysé les relations visées et les formes discursives concernant les émotions et les sentiments, nous pouvons conclure que les personnages d’Amélie Nothomb font preuve d’un potentiel émotionnel énorme, l’expression de leurs sentiments devient extrêmement significative et se trouve au centre du drame qui frappe la famille de Diane. Les personnages développent une herméneutique personnelle de l’amour autour des rapports mère/enfant qui marque l’écriture du roman. De la même façon que FTLC, d’autres romans de Nothomb scrutent les sentiments qui surgissent au sein de la famille, tout en considérant le milieu social des personnages. Ces romans sont axés sur l’épistème de l’allocentrisme ou de l’égocentrisme et cultivent le principe de l’accomplissement par amour.



*Erica Nagacevschi Josan – enseignante ATER à l’Université de Malaga, a obtenu un prix au meilleur poster « Le langage et l’acquisition de l’esprit » (22e Conférence internationale de Paris, 2019) ; a publié l’article « La plasmación de las emociones en la novela Antichrista de Amélie Nothomb » (2022) ; a participé au Colloque International « (Re)Creadoras » (2021) ; aux XVIIIe et XIXe et XXe Congrès International du Groupe de Recherche sur les femmes écrivains et l’écriture (2022-2023) ; au XXIe Congrès International AUDEM (2022) ; au XXXe Colloque AFUE (2022) ; a participé et a présidé la session aux Troisièmes Journées Internationales de la Poésie contemporaine (2023). ericanagacevschi@uma.es


Bibliographie

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Notes de bas de page

  1. À partir d’ici FTLC.
  2. Les traductions ont été réalisées par l’auteure de cet article.

COPE

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Received: 14.11.2022. Accepted: 28.01.2023.